Ce qu’il reste de nous est un roman saisissant par l’intensité de son propos, de ses scènes de sexualité mais aussi de confrontation à la mort. L’autrice nous emmène dans les méandres des pensées et de la vie de la narratrice, qui navigue entre la mort de sa mère, son amante barcelonaise, sa compagne restée à Londres, et son travail à l’université. Un roman qui nous emporte et ne nous lâche plus.

La vie, la mort et le sexe

Le roman s’ouvre sur cette phrase, qui donne le ton : « Maman mourait et j’étais en train de faire l’amour. » La deuxième phrase de la narratrice pourrait tout aussi bien s’adresser au lectorat, qui entre à peine dans le livre : « Cette image me sidère et me trouble. » Quelques lignes plus loin, on obtient une autre information déterminante pour le roman, le lesbianisme de la narratrice, annoncé sans détour et avec une langue directe et puissante :
« Elle sur moi, ses cuisses humides plaquées contre mes hanches et sa main au-dedans qui insiste. Son corps entier qui pousse tandis qu’un sein s’appuie contre ma bouche, qui le reçoit. Elle gémit en sourdine, bien que la chambre voisine soit inoccupée et que personne ne puisse l’entendre.« 
Ce premier chapitre se continue sur une description détaillée de cette scène de sexe, au cours de laquelle on comprend que l’amante n’a pas de nom, c’est « Elle », sans prénom mais avec une majuscule récurrente. Il se clôt sur un orgasme d’Elle et sur le fait que, dès le lendemain matin, la narratrice doit aller voir sa mère décédée. Tout au long du roman, cette alternance va se répéter : de scènes de sexe ou de fantasmes à des scènes nous emmenant soit dans le passé de la narratrice, auprès des souvenirs qu’elle a partagés avec sa mère, soit dans le présent de la narration, fait des préparatifs de l’enterrement et de la période qui suit.
On apprend rapidement que la mère de la narratrice est morte d’un cancer qui ne lui a laissé que peu de répit depuis dix ans. Qu’elle s’est battue, qu’elle a prétendu que son état était moins grave que ce qu’il était véritablement. Que c’est sa propre mère, la grand-mère de la narratrice, qui s’est occupée d’elle jusqu’au bout. Que sa fille a multiplié, sur la fin, les allers-retours le week-end afin d’aller la voir, s’épuisant physiquement et mentalement, et passant son salaire dans ces vols incessants.

La difficile cohabitation avec la maladie

Une partie du roman est consacrée aux dernières semaines de vie de la mère de la narratrice, alors qu’elle ne peut plus dissimuler la gravité de son état, et que tout le monde s’inquiète pour elle. La mère semble avoir accepté qu’elle allait mourir, elle limite ses mouvements – mais pas vraiment sa consommation de tabac – tout en ayant toujours des difficultés à accepter l’aide de sa famille. Elle est entourée de femmes, toutes solidaires les unes des autres.
Mais pour sa fille, la narratrice, il est impensable d’accepter cette situation : « Celle qui se trouve devant moi, c’est maman. C’est sa voix, mais jamais je n’aurais imaginé son visage ainsi. Le menton émacié, les orbites creusées et un sourire sans joues. […] Je parle, le regard enfoui dans mon sac sur la table, mes mains fouillant à l’intérieur, je fais mine de chercher mon portable ou un autre objet. J’ai besoin de temps pour encaisser l’impact. Je feins la normalité à coup de phrases vides […].« 
L’autrice combine ici deux choses. D’une part, elle nous livre un récit du cancer et de ses conséquences, tant sur la personne malade que sur celles qui l’entourent. Mais elle nous livre également la perspective extrêmement réaliste de la narratrice, qui n’y arrive pas. Qui n’arrive pas à prendre la pleine mesure de ce qu’il se passe, qui tente de faire comme si de rien n’était alors même que la maladie et ses expressions sont omniprésentes :
« Je suis à ses côtés, je porte les lunettes au lieu de mes lentilles, et les enlève un bref instant. Elle sait que sans lunettes, je ne peux pas distingues les formes, que tout m’apparaît flou. ‘’Pourquoi tu les enlèves ? demande-t-elle […]. Ma grand-mère protège sa fille en maintenant la stricte normalité dans sa voix et ses réactions, mais moi, j’ai peur d’échouer, qu’elle comprenne que je m’aveugle pour ne pas me confronter à son image, que j’ai besoin d’un moment de répit afin de ne pas m’effondrer sous ses yeux. Sans la violence du visage perdu, dans la cuisine de ma grand-mère, tout est comme avant. »
On est loin du récit aux tons héroïques et stéréotypés auquel on a souvent le droit lorsqu’il est question de maladie en général, et de cancer en particulier. Rien de tout ça ici, notre narratrice est une anti-héroïne, qui n’a pas les armes pour faire face à la mort, bien trop prématurée, de sa mère, qui s’éteint à petit feu sous ses yeux. Le réalisme et la sincérité de ces passages, nombreux dans le roman, contribuent à faire de cet ouvrage un tour de force, renforcé par la combinaison de ces chapitres avec ceux consacrés à la relation passionnée que la narratrice entretient avec Elle.

(…)

Par Alex Lachkar

Ce qu’il reste de nous de Sara Torres (La croisée)

Cette chronique est disponible en intégralité dans le numéro 112 de Jeanne Magazine.

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