2023 : ANNÉE WITTIG. Iels sont beaucoup à œuvrer activement à la connaissance de l’œuvre protéiforme de l’écrivain·e Monique Wittig (1935-2003) et à la transmission de sa pensée révolutionnaire : Clémence Allezard, Suzette Robichon, Azélie Fayolle, les équipes des Ami·es de Monique Wittig, des Jaseuses ou de Béton Salon, les chercheureuses Aurore Turbiau, Illana Eloit et Alex Lachkar, les écrivaines Émilie Notéris ou Wendy Delorme, ainsi que les actrices Adèle Haenel et Nadège Beausson-Diague. J’en oublie, iels sont tellement à fourmiller pour maintenir vivant le matrimoine wittigien. D’ailleurs Catherine Écarnot souligne « l’envie, l’urgence, de faire connaître la richesse et la puissance des textes littéraires de Monique Wittig ». L’envie, l’urgence et l’enthousiasme que suscite la fréquentation de cette auteurice féministe, lesbienne radicale, qui est déjà une icône.
Il faut citer les titres de ces œuvres de fiction : L’Opponax, Les Guérillières, Le Corps lesbien, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Le Voyage sans fin, Virgile, non.
Citer et lire. Citer et écrire. Citer pour ne pas oublier.
Tel est le projet initial de Catherine Écarnot lorsqu’elle s’embarque dans l’étude systématique de chacun des textes. Son voyage, comme elle l’appelle, fut la première thèse en France consacrée à l’écriture wittigienne et à ses ambitions poétiques/politiques, qui offre, dans une version remaniée et actualisée, une traversée de l’œuvre complète, texte après texte anatomisé et décrypté. Écarnot guide avec aisance, explicite sans écraser, élucide au sens premier du terme : rendre plus clair ce qui a été terni ou oblitéré. Rendre Wittig à la lumière.
Premier temps de l’essai, un parcours heuristique en terre wittigienne qui permet de saisir les enjeux littéraires chaque fois relancés. Travail de la citation, du montage, questions d’énonciation, remodelage des genres depuis l’autobiographie jusqu’au théâtre en passant par l’épopée et le dictionnaire, la réécriture de la bible ou de la Divine comédie. Écarnot fait valoir l’inlassable recherche, les multiples stratégies, l’infatigable expérimentation de l’écrivain·e qui, souhaitant redonner de la visibilité au langage, de la puissance aux mots, insiste sur l’« oppression matérielle des individus par les discours ». L’écriture de Wittig est aussi inassignable qu’émancipatrice. C’est une écriture qui surprend, déconforte, s’apprivoise ; qui permet de voir autrement et surtout qui ambitionne d’abolir le phallogocentrisme, soit le monopole du masculin, dit neutre et universel, sur le langage et, partant, sur notre construction du monde.
On entre alors dans le second temps de l’essai, consacré à la politique de la littérature wittigienne. Une politique qui implique un point de vu situé, un point de vue lesbien.
[L]es livres de Wittig rendent compte de ce qu’est la lesbienne, c’est-à-dire celle qui est au cœur de la protestation féministe et n’est pas une femme, celle qui, échappant à la définition sexuelle, n’a pas de nom et constitue un innomé qui met l’ordre langagier en péril.
Écrire lesbien c’est dire le non-encore-nommé pour abolir la différence et l’opposition sexuelles. En marge des catégorie « homme » et « femme », cet écrire lesbien œuvre à rendre le genre grammatical inopérant, à neutraliser le genre dans la phrase. Les stratégies d’écriture travaillent à cette neutralisation pour chercher des sorties, via la généralisation du féminin – le fameux féminin pluriel des Guérillières – ou sa suppression – soit employer le masculin à propos de celles qu’on ne peut prendre pour des hommes. Cette neutralisation grammaticale permet à Wittig d’échapper à l’assignation genrée, d’abolir la différentiation sexuée et ainsi d’inventer une langue pour reconfigurer le monde.
En anglais, les ouvrages de référence dédiés à une œuvre marquante s’appellent des « companions » – A companion to Monique Wittig par exemple. À la couleur de Sappho est un de ces livres-compagnons qui permettent de cheminer aux côtés de l’auteurice et de cerner ce qui anime ses phrases tout en donnant des clefs indispensables de compréhension. Une œuvre-compagne, donc, pour reprendre le terme de Sarah Ahmed, qui peut à la fois servir d’introduction ou de repère dans son propre voyage en terre wittigienne.
Par Adèle Cassigneul
L’écriture de Monique Wittig à la couleur de Sappho de Catherine Écarnot (éditions iXe, 2023)
Cet article a été initialement publié dans le numéro 109 de Jeanne Magazine.
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