Retrouvez chaque mois dans Jeanne Magazine, une nouvelle exclusive signée Al Baylac. Buffalo Bagarre a été publiée dans le numéro 105 de Jeanne Magazine.
Le type et son visage bouffi, sabré par la vinasse, s’est ramassé sur lui-même à l’angle du comptoir, les genoux qui grelottent et le pantalon auréolé de pisse. Il crache des glaires de sangs en jurant ses morts, une toux pleine de gravats et de haine qui l’étrangle à demi. Il a perdu deux chicots, peut-être des prémolaires ou une canine. Elles reposent comme deux avortons mal avortés sur le sol du bar, au milieu des postillons écarlates et des traces de godillots diluées dans la bière. June a tapé fort. Chaque coup de poing déliant la rage nidifiée dans sa gorge. Pourquoi elle n’arrive jamais à ouvrir la bouche ? Les mots pris dans un embouteillage au-devant de ses lèvres, et rien qui sort. Ses poings finissent toujours par prendre le relais. Le type est un habitué. Un connard de l’aciérie. Un certain Greg, la cinquantaine, une calvitie qui lui ronge les tempes et le haut du crâne, une barbe poivrée qui pue le tabac.
June se dit que si elle avait eu accès aux mots, elle lui aurait juste fait fermer sa gueule avec une réplique bien sentie. Mais les mots, chez elle, se contentent de moisir sur sa langue, de pourrir entre ses dents, de roidir ses mandibules et cette chaleur sourde qui lui monte au visage. Les mecs comme Greg peuvent pas blairer les meufs comme elle. Parce que June fait le même travail qu’eux, porte le même col bleu qui signe son appartenance à l’usine, se rince la bouche avec la même pisse de comptoir qu’eux et drague les mêmes femmes – ou presque. Il n’y a que la pauvreté pour signer un élan de fraternité entre les mecs comme Greg et les meufs comme June. Fait que – Greg ne souhaite pas vraiment éliminer June ni June véritablement achever Greg. Quelque part, ils sont de la même race et le savent ; se savent – la précarité comme un squelette. Et si les types comme Greg accepte les meufs comme June, dans les bars en lisière de la ville, c’est parce qu’un fond de respect tapisse le fond de leur orgueil. Le travail à l’usine égalise les corps, dans l’effort – dur, répété, éreintant, ingrat.
Tous les gars présents ici bossent ou ont déjà bossé soit à l’aciérie ou au port intérieur soit dans une usine Ford ou une usine d’assemblage de Bell Aircraft. June les reconnaîtrait n’importe où, même en habit du dimanche – leur gueule émaciée ne trompe pas, leurs chicots pourris, leurs glaires noires qui trahissent des bronches lessivées de plomb ou de silice, leurs mains qui ne seront plus jamais propres et cette pigmentation de peau qui tire sur le gris.
L’aciérie est un enfer à échelle humaine. La chaleur, le bruit, la fumée, les poussières, les brûlures à l’extérieur comme à l’intérieur et ces coulées de fer comme des langues de lave qui catastrophent le bon sens. Travailler dans la fournaise puis faire sa pose, cigarette au bec, les pieds dans trente centimètres de neige. Buffalo n’est épargnée ni par le froid, ni par l’humidité, ni par la pauvreté. Depuis que les marchandises circulent sur le fleuve Saint Laurent, l’activité décline, la ville se dépeuple. June, elle, reste. Elle est née là, a grandi là, sur les berges du lac Erié. Puis, elle a rencontré Trish, à l’école primaire – un garçon manqué, comme elle, nerveuse et insolente, du genre à dérouiller les garçons à la récré et chiquer du tabac derrière les buissons. Elles se sont plus quittées, se sont vues grandir, s’étoffer, s’épaissir, s’endurcir – les bras et le mental. Se sont rapidement aimées – avec les mains et tout le cœur.
June, l’adrénaline qui retombe et la douleur qui s’installe dans ses articulations, entre les phalanges et les métacarpes, se tient devant la masse recroquevillée, lèvre fendue, barbe qui éponge une araignée de sang. Elle regarde cette masculinité défaite, qui ne tient à rien, se pisse dessus. June les éduque, un à un. Ils voudraient qu’elle dégage. Elle n’ira nulle part. Frappera plus fort. Chaque fois que – gouinasse, sale gouine, sale truie, freaks, hommasse. Elle ne craint pas non plus les coups, de le recevoir.
Elle a l’âme d’un buffle, comme cette ville.
Derrière June, un autre gars s’est levé de sa chaise, pas bien content qu’une sale invertie se permette de taper sur un collègue, sur ce brave Greg. Il s’est levé d’un coup comme s’il avait pris le jus, comme si Dieu lui avait parlé à l’oreille pour lui demander de remettre de l’ordre dans ce bar.
Il saisit sa bouteille par le goulot, le bras levé comme une mouette maladroite.
June ne l’a pas vu.
Elle fixe le trajet de la morve qui rejoint le sang sur la barbe du mec à qui elle vient de démettre la mâchoire. Le culot s’effrite sur le sommet de son crâne, des pastilles de verres en pluie artificielle.
June ne cille pas.
L’adrénaline est revenue, brute, dense, lui cravache l’échine.
Dans son dos, elle entend des voix qui s’échauffent, des corps qui s’échaudent, un gémissement sourd. Se retourne : face à elle, le type à la bouteille bave sur son débardeur plein de sueur et de suie, une grimace qui achève de lui bouffer le menton. Derrière lui, Trish, fabuleuse et intrépide, le maintien soumis avec une clé de bras, ses muscles palpitant d’excitation. Elle dévore June des yeux. Interroge, contrariée, la mèche souillée de sang de son amante que celle-ci a pourtant pris soin de recoiffer vers l’arrière. Contre son corps, l’asticot gigote en vain, piégé, pleurniche – des excuses qui trébuchent ses lèvres quand elle menace de lui déboîter l’épaule.
Elle le lâche, d’un coup – lui s’affaisse comme un ressort qui lâche.
June l’enjambe.
Saisit sa veste, pliée comme un torchon sale sur le dossier d’une chaise de comptoir.
Le patron lève sur elle des yeux de biche en fin de course, trouve l’élan de marmonner – c’est la dernière fois June ou tu remettras plus les pieds ici. June sait qu’il n’en est rien. Les bastons font l’identité des bars autant qu’elles échafaudent les virilités. Elle ne répond rien, tourne les talons à la suite de Trish, épouse du regard son cul moulé dans la toile du jean.
Dehors, le soleil couchant a jeté ses filets sur la ville, ses myriades de moucherons lumineux sautillants à la surface du lac. June glisse une main sur la nuque de Trish, masse avec ses doigts ce dévers noueux, plein de muscles et de tendons, l’anse bien dessinée des cheveux coupés ras. Trish glisse une main sur les hanches de June, relevant légèrement son maillot pour trouver le bourrelet de chair qui surplombe les iliaques. Devant elles, Buffalo s’étire, prête à sombrer dans le sommeil.
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