Tous les mois, la chronique Un mois, un roman s’attaque au décryptage d’œuvres appartenant à la littérature lesbienne française et francophone. Connus ou moins connus, il s’agit de romans tour à tour touchants, violents, puissants ou fascinants. Parfois même tout ça à la fois. Ce mois-ci Margot Lachkar vous propose de découvrir le roman d’Anne-Fleur Multon Les Nuits bleues sorti en janvier 2022 aux Éditions de l’Observatoire. Extrait de l’article publié dans le numéro #94 de Jeanne Magazine.
De quoi ça parle
Depuis sa chambre en colocation dans laquelle elle passe son premier confinement, la narratrice échange des messages, toujours plus nombreux, avec une certaine Sara. Elles se sont vues une fois, il y a quelques mois. Elles apprennent à distance à se connaître, deviennent de plus en plus proches. La narratrice est incapable de penser à autre chose, et finit par braver toutes les interdictions pour aller la retrouver chez elle.
C’est le début d’une histoire d’amour comme il en existe partout dans le monde. Le récit du début de leur vie commune, ponctué par des scènes d’amour, est joyeux et enthousiaste. Lorsque vient de le moment de sortir, de retrouver le monde extérieur, la lesbophobie leur saute au visage.
Rapidement, elles parlent d’une maison au bord de la mer, en Bretagne, et d’un enfant, qui serait le leur. Tout va très vite dans ce roman qui se passe pendant le premier confinement, au printemps 2020.
La naissance de l’amour
Printemps 2020, premier confinement en France pour tenter de contenir l’épidémie de Covid. La narratrice envoie des messages à Sara depuis son canapé. Elles apprennent à se connaître, et trouvent divers moyens de passer du temps « ensemble », malgré la distance. Elles regardent des films et les commentent par message :
- Il ment parce qu’il est triste.
- Elle s’en fout. Elle veut juste être avec lui.
- Ah mets sur pause j’ai un pb de connexion
- OK ! C’est revenu ?
- Oui ça y est c’est bon, j’en suis à 49’20. Désolée désolée la connexion est vraiment pourrie
- D’accord je remets. Arrête de t’excuser, c’est rien, je m’en fous […]
- OH NON IL VA PAS FAIRE CA ???!!
- Attends de voir émoji sourire. J’adore comme t’es à fond
- Je sais je suis intense quand je regarde un film haha. Ça peut saouler des gens
- Ça ne me saoule pas.
- J’aimerais bien regarder le film avec toi. En vrai je veux dire, moi j’ai quand même l’impression que t’es là. En vrai.
Après avoir réinventé les formes que peuvent prendre des premiers, deuxièmes ou troisièmes rendez-vous, elles réinventent la sensualité, à cause de la distance toujours. Comment imaginer l’autre lorsqu’on a seulement accès à ses messages, et au souvenir de la première fois où on l’a vue, quelques mois plus tôt ? Les photos. La narratrice les collectionne, et construit une image de Sara par assemblage de fragments visuels et corporels :
Un morceau de son épaule
Sa main très fine et veinée
Un bord de son ventre et de son caleçon
Un chat contre une cuisse dénudée comme par hasard
Un cou blanc, le soir
L’angle plissé de son polo moutarde avec son pantalon blanc
Sa gorge prise dans le coin d’un pull à capuche gris
Fragment d’un tatouage en forme d’ancre, d’une bague, d’une chaîne
Des bouts d’elle qu’elle compose
Secrètement érotiques
Et que je collectionne
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« S »
Comme un puzzle, la narratrice accumule les différentes pièces qui finiront par représenter celle dont elle est déjà en train de tomber amoureuse. Le roman déconstruit un a priori encore très courant : oui, on peut tomber amoureuse, à distance, sans voir l’autre, sans la sentir, sans pouvoir la toucher.
Puis vient le temps de la première rencontre. C’est alors un véritable plan de bataille qu’elles mettent en place : qui dit confinement en France dit attestations de sortie. Qu’à cela ne tienne, la narratrice et Sara se penchent sur Google Maps :
J’avais écrit à la main six attestations comme des déclarations. On avait choisi sur Google Maps le nom des fausses adresses où j’aurais pu vivre et qui nous séparaient – et ce rayon d’un kilomètre entre chacune d’elles – Il allait qu’elles sonnent pour nous comme des promesses, comme des signes. Un trait sur Google Maps comme un voyage interdit en terres hostiles, une carte au trésor.
Évidemment, la narratrice, sur le chemin, se fait arrêter par des policiers qui tiennent à vérifier qu’elle se trouve bien à moins d’un kilomètre de chez elle. Un moment de panique, elle se ressaisit, ouf, c’est bon pour cette fois. Elle se sent comme une aventurière, comme une adolescente qui fait le mur. Mais cette adrénaline, liée tant à la transgression des règles qu’à l’appréhension de voir enfin Sara, ne l’empêche pas de (se) faire une réflexion sur la police :
Le flic m’a laissée passer. Avec ce sourire entendu qu’on réserve aux personnes blanches qu’on s’autorise à croire. Et j’ai eu un peu honte de m’en tirer sans amende. Puis j’ai repris la route vers toi, le dos juste un peu plus moite.
Elle arrive enfin chez Sara, pleine d’appréhension : des jours qu’elles se parlent tout le temps, mais à distance, que va-t-il se passer à présent ? Et si, finalement, elles ne s’entendaient pas ? Mais cette première rencontre se passe extrêmement bien, et Sara et la narratrice ne se quittent plus.
Apprendre à vivre à deux
La narratrice prend progressivement ses marques dans l’appartement et dans la vie de Sara. (…)
Retrouvez l’intégralité de la chronique dans le numéro 94 de Jeanne Magazine.
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