En 2019, Sol et Karima fondent les éditions blast à Toulouse, avec l’avide désir de publier des écritures vivantes et engagées. Ça a commencé avec un coquelicot ardent, la parution d’un roman d’anticipation insurrectionnel signé Sarah Haidar. Puis il y a eu le souffle salvateur de lou dimay, les outrages de Tal Piterbraut-Merx, les bouleversements syntaxiques de Luz Volckmann et le récit fragmenté de Souad Labbize. Ajoutons une poignée d’ouvrages critiques sur la lutte anti-carcérale, le travail socio-reproductif ou la pensée écologique d’Ellen Meloy. Toute une littérature d’essai et de création politique qui articule lutte féministe-queer et vécu incarné, expérimentation littéraire et réflexions anti-racistes et anarchistes. Une fin d’après-midi humide, iels me reçoivent autour d’une boisson chaude à leur bureau du Bocal, pas loin de la gare, pour discuter de ce projet à la fois utopiste et combatif. Extrait de l’entretien réalisé par Adèle Cassigneul publié dans le numéro 92 de Jeanne Magazine.
Commençons par l’envie de départ, par ce qui vous a amené·es à créer la maison d’édition blast. Quelle envie ou quel besoin vous a poussé·es dans cette aventure ?
Karima : En tant que lecteurices d’abord, en tant que personnes confrontées à des oppressions, nous avions besoin d’avoir des ressources nourrissantes et différentes de ce que nous connaissions déjà à travers nos expériences de vie quotidienne ou la manière dont nos corps et nos idées sont perçus. Nous avions envie de pouvoir participer à la création de représentations et de réflexions qui passent par le sensible et qui permettent d’enrichir à la fois nos horizons d’attente et nos manières de penser les choses, que ce soit pour les nuancer, les complexifier, les densifier, les confronter à d’autres, etc. Nous avions besoin de représentations, de fictions qui nous permettent de nous émouvoir de choses parfois très simples. J’aime bien l’idée qu’une personne puisse s’émouvoir d’une jacinthe et que cette émotion puisse être reçue et partagée comme étant légitime car signifiante. Cette recherche de sensible dans la lutte a la même importance que la lutte elle-même. Je veux dire que la lutte est une réponse à l’injustice, au besoin de sens et au sentiment de révolte et que nous avons un intérêt collectif à vérifier que notre capacité à s’émouvoir n’est pas anesthésiée. De fait, le sensible a un rôle de premier ordre dans la compréhension de nos environnements et de leurs fonctionnements ; la création d’un dispositif permettant d’éliciter une intelligence sensible, sa captation, vont participer activement à notre manière de voir, de dire et d’agir le monde. C’est pour moi le principe liminaire de la littérature. Par exemple, avec Conjurations de Coline Fournout, on repousse les limites de l’intelligible et du sensible à travers la distorsion du réel et la fragmentation de l’identité comme celle de la langue. On est sans cesse invité·es à expandre sa capacité d’imaginer.
Est-ce que publier des récits, des essais et de la poésie permet de pluraliser les scénarii ou les formes et ainsi d’ouvrir les identifications ?
Karima : L’idée, c’est de travailler ensemble avec les auteurices à prendre une parole sans la contraindre afin qu’iels puissent dans leur fiction, exprimer leur point de vue ou des expériences qui ne sont pas si visibles que ça dans nos imaginaires, dans nos sociétés, dans les médias ou autres. Il n’y a pas une modalité unique du dire ; les mots ont besoin de s’agencer pour tenir ensemble et créer autant d’architectures littéraires que nécessaire. De l’autre côté, on a besoin de visiter et de s’imprégner de différentes architectures pour se recueillir, recevoir, tisser du lien. Je choisis volontairement la métaphore spatiale car il est d’une certaine manière question de cartographier des représentations afin de les arpenter plus aisément et d’ouvrir le plus que possible les identifications. On n’est pas une maison d’édition spécialisée dans une forme in stricto sensu. On a envie de multiplier les discours, les modalités, les hybridités. Parler de violences, fabuler, créer des mythes, réinvestir l’historiographie sont autant de manières de créer des espaces qui ont un potentiel de remodélisation du réel. Le Souffle de lou dimay par exemple, est un texte très saisissant sur les violences du et au travail. Il est écrit dans une quotidienneté, sous forme de fragments. Il nous confronte à notre propre endurance à accepter le principe de hiérarchisation, puisque celle qui dit occupe un poste « bâtard » qui est celui de relayer les ordres de la direction auprès de ses collègues – ce sont des postes qui sont de plus en plus formalisés, pour une centaine d’euros de plus, tu t’épuises entre perte de sens et perte d’humanité. Outrages de Tal Piterbraut-Merx est lui un texte qui aborde le réel par niveaux. On suit une personnage qui retourne dans sa famille qu’elle n’a pas vue depuis dix ans. Elle a quelque chose à leur annoncer : on croit d’abord qu’elle veut leur dire qu’elle est lesbienne, puis qu’elle est enceinte, et finalement qu’elle a été victime d’inceste. C’est un roman de rage mais aussi un roman qui pose la question de la parole et du silence : comment conserver sa voix quand on ne vous écoute pas, comment ne pas se laisser effacer par le silence assourdissant qui entoure la lesbophobie ou l’inceste.
Vous insistez beaucoup sur l’importance des luttes. Est-ce que vous pouvez revenir sur ce lien entre engagement et création ? Et quels choix et quels gestes cela implique ? Et avant tout de quelles luttes on parle ?
Karima : Déjà, effectivement, on se positionne comme étant queer, féministe, antiraciste, anarchiste et anticapitaliste, ce qui implique un certain regard. Il y a par exemple des féminismes qui prônent une vision libérale, ou essentialiste, et qui vont être porteurs d’oppressions, notamment transphobes, racistes, etc. Ce n’est pas ce qui nous intéresse.
Sol : Nous défendons un féminisme matérialiste et un féminisme queer et antiraciste. Matérialiste, parce qu’il y a la prise en compte d’enjeux matériels, d’enjeux du quotidien, des oppressions qu’on subit chaque jour, dont on a l’expérience. Et ça, c’est important pour nous et pour les auteurices avec lesquel·les on travaille, sans essentialiser pour autant les expériences. Féminisme queer, antiraciste et anticapitaliste car nous nous situons nous-mêmes à la croisée de plusieurs luttes et il est fondamental pour nous de défendre un féminisme ancré et conscient de ces combats. Cependant, ce n’est pas parce que tu n’as pas vécu certaines oppressions que tu n’es pas capable d’écrire dessus et d’en faire quelque chose à ta façon, même si la question du point de vue situé demeure fondamentale.
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Retrouvez la suite de la rencontre avec Sol et Karima dans le numéro 92 de Jeanne Magazine.