Tous les mois, la chronique « Un mois, un roman », publiée dans les pages de Jeanne Magazine, s’attaque au décryptage d’œuvres appartenant à la littérature lesbienne française et francophone. Connus ou moins connus, il s’agit de romans tour à tour touchants, violents, puissants ou fascinants. Parfois même tout ça à la fois. Au vu de la parution récente du roman de Wendy Delorme, cet article ne contient que très peu de spoilers ! Par Margot Lachkar – Cette chronique a été publiée dans le numéro 84 de Jeanne Magazine.

Wendy Delorme - ©Nicole Miquel
Wendy Delorme – ©Nicole Miquel

De quoi ça parle
Dans un futur proche, à Paris et dans ses environs, on suit le parcours de six personnages et de leur entourage. Le monde a bien changé depuis une trentaine d’années : les catastrophes naturelles liées au changement climatique ont engendré des crises sociales, politiques et humanitaires. L’Occident, largement responsable de la situation, observe de loin les autres régions du monde souffrir des conséquences, et ne trouve pas de meilleure idée que d’organiser la répression systématique des réfugié∙e∙s climatiques qui sont obligé∙e∙s de s’exiler. La France a fermé ses frontières et mis en place un régime autoritaire, basé sur et justifié par la nécessité de repeupler le territoire. En effet, la mort soudaine des deux tiers de la génération des parents des personnages principaux a engendré un trou démographique que l’Etat cherche à tout prix à combler. 

En réaction à la fascisation du pays, la résistance s’organise à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire, et c’est ce que nous montre l’autrice dans ce roman polyphonique, à travers l’alternance des récits de six personnages. A la manœuvre, des personnes queers exclusivement, qui entendent bien fissurer le système. Ce roman peut se lire de trois façons : comme une mise en garde, comme un manuel amoureux et sororal, et comme un appel à la révolution.

Une mise en garde
En partant d’éléments et de personnages qui ont vraiment existé, Wendy Delorme imagine une dystopie dans laquelle la France est devenue un Etat fasciste. Après avoir fait adopter par referendum, avec une large majorité, le Pacte national, l’Etat supprime peu à peu toutes les libertés individuelles. Le lectorat n’apprend jamais qui est à la tête du pays, mais l’omniprésence du pouvoir est bien là. 

Ce fameux Pacte national consiste en un encadrement extrêmement strict des naissances : puisqu’il faut absolument repeupler le pays – ou du moins ce qu’il en reste – ce sont d’abord des mesures concernant la procréation qui ont été mises en place afin de procéder à ce « Grand Repeuplement ». Tous les individus sont fortement incités à créer des « paires », et à faire le plus d’enfants possible, le plus rapidement possible. Si une paire n’a pas encore procréé passés 25 ans, elle enchaîne les examens médicaux et les leçons de morale. Dès l’apparition de cette thématique, au début du roman, l’intertextualité (c’est-à-dire la référence à d’autres textes) est très présente : impossible de ne pas penser par exemple, à La Servante écarlate de Margaret Atwood (1985). 

On peut aussi penser à ce qu’avait révélé l’historienne Françoise Vergès avec son livre Le Ventre des femmes. Capitalisme et racialisation féminine (2017), dans lequel elle montre l’hypocrisie du gouvernement français dans les années 1960 et 1970 : là où l’Etat criminalisait l’avortement en métropole, il mettait en parallèlement en place tout un système d’avortements et de fertilisation forcée pour les femmes racisées des départements d’Outre-Mer. C’est le même raisonnement à l’œuvre dans le roman : tandis que les femmes considérées comme « convenables » sont poussées à enfanter, celles qui vivent dans les quartiers les plus pauvres de la ville se voient souvent poser des stérilets contre leur gré. 

C’est le premier élément de fascisation de la société qui apparaît dans le roman. D’autres suivent, qui montrent qu’on n’exagère pas en parlant ici d’un état fasciste. En effet, l’autrice illustre de façon aussi fine que puissante le fonctionnement de ce régime politique, qui se base sur plusieurs éléments :

  • Le contrôle du corps des femmes.
  • Le contrôle de l’information : toute la presse est contrôlée par l’État. Même les réseaux sociaux se font le relai de cette propagande.
  • Le contrôle de l’éducation : tous les jours à l’école, les élèves doivent apprendre et recopier des extraits du Pacte national : « On ne peut pas partir, il faut un passe-droit pour sortir de la ville. Article 19 du Pacte national, « Déplacements humains, transports, sécurité ». C’est celui qu’on apprend en ce moment à l’école. » (p. 224) Tout le reste de l’éducation est également contrôlé par la propagande étatique : les programmes d’histoire et de géographie ont été réécrits, et les seuls livres lus sont ceux parus ces dernières années. Ceux parus plus tôt ont été écrits dans ce qui est appelé « une langue morte », et sont introuvables (ou sont censés l’être).

Il y a ensuite le triptyque surveillance-enfermement-violence, indispensable dans le cadre d’un état fasciste. Le philosophe Michel Foucault analyse, à travers les deux exemples de la prison et de la sexualité, comment le pouvoir fonctionne et se manifeste dans les sociétés occidentales. Il parle d’une « omniprésence du pouvoir », « parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout » (Histoire de la sexualité, p. 122). Ce qu’il veut dire, c’est que tout le monde participe au maintien des structures et du pouvoir en place : les individus, les groupes d’individus, les institutions, les politicien∙ne∙s. Et comme dans tout régime fasciste, l’Etat met l’accent sur la surveillance, l’enfermement, et la violence. Tout le monde doit être visible et donc observable le plus souvent possible. 

La surveillance n’est pas seulement menée par des caméras, ou par les autorités compétentes (ici « l’Administration »). Les mères surveillent les autres mères, les travailleur∙se∙s surveillent leurs collègues. Et la surveillance va de pair avec l’enfermement : dès la nuit tombée et le couvre-feu commencé, la police procède à des arrestations arbitraires. Et cela va ensuite de pair avec la violence : Raphaël, l’un des six personnages à s’exprimer dans le roman, a déjà été arrêté et violenté parce qu’il fréquentait d’autres hommes gays : 

« Tendances déviantes, c’est ce qui est écrit. […] Mon torse et mes épaules sont marqués pour toujours des marques d’infamie qu’on inflige à tous ceux dont les désirs vont contre notre devoir ultime : produire et reproduire. » (p. 144)

A travers tous ces éléments et tous ces exemples, Wendy Delorme montre non seulement comment fonctionne un système totalitaire et fasciste, mais également comment il peut s’installer à partir de notre démocratie actuelle. On voit dans le roman qu’elle a analysé les rouages de la société française contemporaine, et qu’elle a ensuite tiré le fil afin de montrer les dérives qui peuvent et risquent d’en découler. C’est en cela qu’on peut envisager ce roman comme une mise en garde : si nous ne restons pas vigilant∙e∙s, c’est cet avenir qui nous guette. Heureusement, cette dystopie met également en scène une utopie queerféministe.

Un manuel amoureux et sororal
L’amour est le deuxième thème important de Viendra le temps du feu. Il est à comprendre au sens large : il y a bien sûr l’amour au sens classique du terme, mais aussi l’amour entre des mères et leurs enfants, ou encore l’amour au sein de cette communauté sororale dont il est sans cesse question dans le roman.

Au fil des chapitres, on comprend qu’il existe un îlot de résistance au système fasciste. Située juste en dehors des frontières du territoire, une communauté composée de femmes cisgenres et transgenres, de personnes non binaires et d’hommes transgenres vit en autosuffisance. Toutes ces personnes ont choisi de s’appeler « sœurs », et placent la transparence et la bienveillance au centre de leur fonctionnement et de leurs interactions :

« D’abord le rituel veut que lorsque deux sœurs s’aiment, elles le disent à une sœur qui le dit à une autre, qui le répète encore : « Maïna et Raquel sont maintenant en amour. » Le rituel veut que toutes sachent quand un amour naît, quand un amour finit, et quand l’une en aime deux, elle doit le dire aussi. Les amours à plusieurs étaient chose licite si toutes étaient d’accord pour aimer de la sorte. Il y avait parfois des douleurs, des colères, et si l’une souffrait de n’être pas la seule que son amante aimait, les sœurs pouvaient venir donner leur réconfort. Compagnie silencieuse, paroles ou caresses. Prendre soin de ses sœurs, c’était se proposer pour essuyer des larmes, offrir sa peau nue comme on tend un drap lisse qui recouvre un chagrin. » (p. 96)

Toutes les sœurs présentes au sein de la communauté ont été fortement discriminées au sein de la ville : sexisme, lesbophobie, transphobie, ou ennemies politiques, elles ont toutes de multiples blessures. Elles sont résilientes, et ces diverses blessures ont nourri leurs réflexions afin de construire une communauté forte et solidaire :

« Elles étaient toutes brisées et pourtant incassables. Elles n’avaient pas besoin de rassembler chaque jour les morceaux de leur être, comme je le fais ici. Elles existaient ensemble comme un tout solidaire, un orchestre puissant, les organes noués en ordre aléatoire, un grand corps frémissant. Et j’étais l’une d’entre elles. Être un soi cohérent et autosuffisant n’est pas chose essentielle, quand on sait faire partie d’une communauté d’êtres. 

J’avais trouvé en elles la force nécessaire. Dans la grande âpreté du quotidien vécu sous le sol, dans la pierre, nos peaux cuites de soleil, sous le vent, dans le fleuve, connaissaient la douceur du contact des autres. 

On aimait simplement. On n’avait pas besoin de se sentir unique. Chacune d’entre nous même la plus mutilée trouvait parmi ses sœurs de quoi combler ses brèches, et l’on pouvait hurler, se taire et ne rien dire, chanter ensemble ou danser sans fatigue jusqu’à l’aube. » (p. 68)

Le roman comporte également de très belles pages sur la sexualité lesbienne. Il faut d’ailleurs noter qu’il n’est jamais question, en près de 300 pages, d’une sexualité hétérosexuelle. Les personnages savent évidemment qu’elle existe, puisque c’est celle qui est au centre de la propagande étatique, dans le cadre du « Grand Repeuplement ». Mais elle n’est jamais associée au plaisir ou à l’amour. Contrairement à la sexualité lesbienne, toujours associée à des sentiments très forts :

« Nous nous sommes rapprochées après quelques secondes. Nous étions allongées. Je me suis mise au-dessus d’elle. Elle a enlevé le reste de ses vêtements et j’ai ôté les miens. J’ai pris entre mes dents ses cheveux et son cou. Puis je lui ai demandé de venir à l’intérieur de moi. Je voulais la sentir et former avec elle une boucle, alors je suis entrée en elle aussi. Quelque chose s’est produit en cet instant précis, j’ai senti qu’elle pourrait m’accueillir vraiment. J’ai posé ma bouche sur son sexe tout en restant à l’intérieur d’elle. Sa voix est montée et je l’ai entendue non par mes tympans mais par les pores de toute ma peau. Elle a oublié que nous n’étions pas seules dans la maison et sa voix s’est gonflée comme un orage dans l’air, avant de cascader en rire quand elle s’est rappelé qu’on pouvait nous entendre. » (p. 95-96)

Ces sœurs sont donc à la fois blessées, résilientes, fortes, amoureuses, solidaires. Au sein de cette utopie, l’amour et la bienveillance sont les valeurs centrales de la communauté. Certes elles travaillent dur, puisqu’elles creusent la pierre, mais ce travail se faisant de façon volontaire et collective, elles ne semblent pas en souffrir. Bien au contraire, elles aiment ce travail qui demande force et concentration. Et le soir venu, elles se rassemblent et chantent ou se racontent des histoires. Bref, elles s’aiment, ensemble, et nous enjoignent à réinventer nos façons d’aimer.

Un appel à la révolution
Il existe plusieurs façons d’œuvrer à la révolution, qu’on se trouve ou non dans un régime fasciste. Faire sécession et créer sa propre communauté utopiste en est une. Et puis il y a celleux qui luttent de l’intérieur. C’est le cas d’une partie des personnages du roman.

Louise forme une « paire » avec Raphaël. Elle travaille de jour comme animatrice dans un centre commercial, et la nuit elle danse dans un cabaret et fournit des services sexuels à certains clients. Sa paire avec Raphaël permet de préserver les apparences : Louise ne veut pas faire d’enfants dans un monde pareil, et Raphaël est gay. Ami∙e∙s depuis l’enfance, iels s’entraident de cette façon. Lorsque Louise découvre que Raphaël est actif au sein d’un petit groupe résistant elle veut, à l’instar du lectorat, tout savoir.

Raphaël fait partie d’un cercle de lecture, au sein duquel il lit et discute avec ses amis de livres interdits, écrits en « langue morte » et au contenu subversif. Ces quelques hommes qui se réunissent le soir au cabaret où travaille Louise sont des marginaux et des parias : des hommes gays et un homme transgenre. Ce dernier, Paul, est directement inspiré du philosophe Paul B. Preciado (Manifeste contra-sexuel, Testo Junkie), qui est une des voix importantes du féminisme queer en France et en Europe. Au-delà de sa participation au cercle de lecture, il écrit également ses propres textes, que les autres vont ensuite coller sur les murs des rues, la nuit, en évitant les patrouilles de police (ce qui n’est pas sans faire penser aux collages féministes et à ses déclinaisons, lesbiennes et/ou racisées par exemple) :

« DEUXIÈME LETTRE DES URANIENS

Nous refusons une citoyenneté définie par notre force de production ou notre force de reproduction.

Nous voulons une citoyenneté totale définie par le partage des techniques, des fluides, des semences, de l’eau, des savoirs…

Nous luttons contre la militarisation des relations sociales. La transformation de l’espace public en espace surveillé. Contre l’État qui veut garder les frontières fermées, blinder les utérus, expulser les étrangers et les émigrants…

Nous défendons le droit des enfants à ne pas être éduqués exclusivement comme force de travail et de reproduction…

Nous défendons le droit des enfants à être des subjectivités politiques irréductibles à une identité de genre, de sexe ou de race. 

Nous disons Révolution. » (p. 133)

La deuxième partie du roman est traversée par le lien entre queerness et lecture : l’autrice établit un parallèle entre les deux, et souligne leur potentiel subversif, ainsi que la façon dont chacune nourrit l’autre. Lire, c’est retrouver sa queerness dans les pages de livres interdits (et notamment Les Guérillères de Monique Wittig), et l’enrichir. Etre queer, c’est être de toute façon hors du système (hétéronormatif et reproducteur), ce qui conduit à être marginalisé∙e : à ce moment-là, autant rester dans les marges, lire, et rêver d’un autre monde et d’un futur différent.

La lecture et l’écriture peuvent souvent être interprétées comme des actes de résistance, et d’autant plus à l’intérieur de régimes fascistes. Dans le roman dystopique Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), les livres sont interdits, et tous ceux qui sont trouvés sont immédiatement brûlés. Sous le régime nazi, les écrivain∙e∙s contestataires du nazisme ont dû s’exiler ou cesser de publier, et risquaient la déportation s’ils continuaient. Les nazis ont également organisé en 1933 des autodafés afin de brûler les livres étant en contradiction avec leur idéologie, parmi lesquels les romans des grands auteurs allemands de l’époque. Ces deux exemples, ainsi que celui du roman de Wendy Delorme, montrent l’importance et la puissance des ouvrages, de fiction ou théoriques, qui possèdent un fort potentiel subversif. Ce n’est donc pas un hasard si Viendra le temps du feu est parsemé d’allusions plus ou moins directes et de citations des ouvrages de Paul B. Preciado et de Monique Wittig : il s’agit d’un appel et d’une invitation à la révolution. Si le roman Les Guérillères de Monique Wittig a été publié il y a 50 ans, son potentiel subversif est toujours bel et bien d’actualité :

« Elles disent, prends exemple sur les oiselles sauvages qui, si elles s’accouplent avec les mâles pour tromper leur ennui, refusent de se reproduire tant qu’elles ne sont pas en liberté. » (p. 28)

À propos de l’autrice
Wendy Delorme est une écrivaine queer et engagée. Dès son premier roman, elle met en scène les milieux queers de Paris et de San Francisco. Proche de Virginie Despentes et Paul B. Preciado, leur influence est très présente dans son œuvre, notamment à travers l’usage de l’intertextualité. Elle est aussi membre de l’équipe du podcast « Gang of witches », dans lequel le collectif reçoit artistes et activistes qui pensent le monde et le réinventent.

Depuis ses débuts en littérature en 2007 avec son roman Quatrième Génération, son œuvre accorde une place importante au rôle du corps, et à ses enjeux dans notre société. Son écriture est parfois empreinte d’une certaine violence, mais elle peut également être très sensuelle. Sa prose est très travaillée et est traversée d’un grand nombre de références littéraires, artistiques, et théoriques.

Pour aller plus loin

  • Le début du roman est à lire ou à écouter ici.
  • Les précédents ouvrages de l’autrice : Quatrième Génération (roman, 2007), Insurrections ! en territoire sexuel (recueil de nouvelles, 2009), La Mère, la sainte et la putain (lettre, 2012), Le Corps est une chimère (roman, 2018).
  • La récente et excellente interview de l’autrice avec Censored Magazine parue dans leur dernière newsletter, à laquelle on peut s’inscrire ici.
  • RER Q, un collectif d’autriX composé de six personnes qui « explose le genre triste et la syntaxe molle, la police des corps identifiés identifiables et la littérature officielle », et dont Wendy Delorme fait partie.
  • Le recueil de chroniques de Paul B. Preciado, Un Appartement sur Uranus (2019), préfacé par Virginie Despentes et qui donne envie de faire la révolution.
  • Le roman de Monique Wittig, Les Guérillères (1969), auquel il est souvent fait allusion dans le roman.
  • Le nouveau podcast de Victoire Tuaillon pour Binge Audio, « Le Cœur sur la table », qui nous invite à réinventer notre rapport à l’amour, à l’amitié, et nos relations.

Retrouvez Margot, chaque mois, dans les pages de Jeanne Magazine.

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