En 2011, une poignée de militantes lesbiennes argentines réunies par le désir de mettre en lumière l’héritage lesbien ont lancé Potencia Tortillera, un centre d’archives disponible sur le net qui a pour objectif de nourrir les nouvelles générations militantes. Gabi Herczeg nous en dit plus sur cette initiative. Extrait de la rencontre publiée dans le numéro 80 de Jeanne Magazine.
Pouvez-vous nous présenter l’équipe qui gère le projet d’archives lesbiennes Potencia Tortillera ? Nous sommes des militantes lesbiennes réunies par le désir de mettre en lumière notre héritage et de nous approprier notre Herstory. Qu’il s’agisse des membres qui sont à l’origine de ce projet ou de celles qui nous ont rejointes depuis, toutes sont lesbiennes et vivent dans différentes régions d’Argentine afin de rompre l’hégémonie de Buenos Aires, la capitale. Nous avons toutes une longue histoire en termes de militantisme lesbien derrière nous. Les membres actuelles du projet sont toutes âgées de plus de 50 ans (…)
C’est en 2011 que Potencia Tortillera est née. Pouvez-vous revenir sur les raisons et les motivations qui ont mené à la création du centre d’archives lesbiennes ? Nous avions deux choses en tête lorsque nous parlions entre nous à cette époque. Tout d’abord, nous faisions le constat que l’histoire du militantisme lesbien n’était jamais racontée, ou quand elle l’était, nous ne trouvions pas que cela était fait de manière appropriée. Ensuite, nous nous sommes fait la réflexion que la transmission intergénérationnelle entre jeunes et anciennes militantes se perdait. Nous étions convaincues que cette perte allait engendrer un appauvrissement de notre mémoire collective, un effacement de nos ressources d’informations et une invisibilisation de notre créativité. Au final, cela aurait donné un sentiment aux militantes de toujours devoir recommencer de zéro, avec l’impossibilité pour les jeunes générations à venir de s’inscrire dans une Herstory politique léguée par un héritage fort. (…)
Quelles sont les archives disponibles actuellement dans votre blog ? A l’heure actuelle, le blog compte plus d’un millier de publications allant des années 70 jusqu’à aujourd’hui. Dans ce blog nous ne décrivons pas une expérience unique de militantisme, mais nous mettons en lumière la multiplicité des actions, des textes, des corps qui continuent de se développer et de visibiliser les identités lesbiennes et ce dans un but : lutter contre le régime politique hétérosexuel. Nous nous sommes réapproprié le terme tortillera, qui a longtemps été utilisé contre les lesbiennes dans les discours de haine [NDLR: tortillera vient de tortilla, la célèbre omelette espagnole, tortillera proviendrait de l’allusion au mélange des ovules…]. (…)
Avec la légalisation du mariage pour les couples de même sexe en 2010 ou encore avec le vote de la loi sur l’identité de genre en 2012, l’Argentine est aujourd’hui considéré comme un pays avant-gardiste en termes d’avancées des droits LGBTQ dans le monde. A quand dateriez-vous le début du mouvement lesbien dans le pays ? Au début des années 70, il y a eu Safo, le premier collectif de lesbiennes en Argentine mais il n’en reste malheureusement pas grand chose. Nous ne savons que très peu de choses sur ce groupe pourtant mythique. Toutes les recherches effectuées jusqu’à présent et menées par des universitaires lesbiennes ou des militantes dans le but d’en savoir plus sur les fondatrices de ce groupe ont échoué. Si nous comprenons le terme de “mouvement lesbien” comme quelque chose qui se réfère à des espaces informels et peu organisés, à des collectifs de personnes qui ont des valeurs en commun comme la visibilité et l’effacement systématique de ce qu’elles sont, et qui ont pour but de faire entendre leur voix, alors oui, on peut très clairement dire que Safo marque le début du mouvement lesbien en Argentine même si on peut prendre cette affirmation avec des pincettes. D’un autre côté, bien que la légalisation du mariage entre personnes de même sexe (la loi sur le “mariage égalitaire”) et la loi sur l’identité de genre peuvent être considérées comme des avancées majeures (bien que nous pourrions nous interroger pour nous demander si ce mariage “égalitaire” n’implique pas la “normalisation” de ces relations établies au-delà des frontières de l’hétéronormativité), cela ne signifie pas que nos identités non-hétéronormatives sont légalement considérées pour nous protéger au quotidien malgré la société biaisée dans laquelle on vit, encore très largement conservatrice, hétérosexiste, raciste… En lisant les archives publiées sur le site, on découvre ainsi des exemples mettant en avant cette complexité dont je vous parle. Je pense par exemple à Marian Gomez, qui a été condamnée à un an d’emprisonnement avec sursis en 2019 pour avoir embrassé sa femme (oui, sa femme de manière légale!) dans une gare. (…)
Le mouvement LGBT a connu des moments tragiques à ses débuts avec la prise de pouvoir militaire en 1976 qui a conduit à l’arrestation de nombreux militants LGBT. L’église est ensuite intervenue pour partir en croisade contre les personnes LGBT auprès des Argentins. En quoi diriez-vous que cette période particulière à l’Argentine a façonné le mouvement LGBT ? C’est une question très intéressante. Après la prise de pouvoir militaire en 1976 et toute la période qu’a duré la dictature, le FLH, le front de libération homosexuel, une organisation créée en 1971 et composé d’une dizaine de collectifs LGBT différents, a été dissout et la plupart de ses membres ont dû quitter le pays pour des raisons évidentes de sécurité. Le peu d’actions qui étaient organisées devaient bien sûr être réalisées de manière clandestine. Cela est d’ailleurs très clairement dénoncé dans les archives sur le site même s’il reste aujourd’hui très peu d’informations sur cette période. L’une des rares publications qui nous éclairent sur ces années-là est à mettre au crédit de Val Flore avec El sótano de San Telmo [NDLR: que l’on peut traduire par le sous-sol de San Telmo. San Telmo est un quartier très connu de Buenos Aires City]. Ceci étant dit, les poursuites judiciaires, la répression, l’arrestation et le meurtre d’”homosexuels” (nous utilisons ce terme exact ici car c’est ainsi que se définissaient les personnes gay, lesbienne et trans à cette époque) ont commencé bien avant 1976. En fait, l’un des objectifs principal du FLH était de lutter contre ces répressions et cette violence causée par la police. Il s’agissait de pratiques courantes réalisées dans le cadre de certaines régulations appelées “Edictos policiales”, et qui donnait à la police les pleins pouvoirs ou presque pour commettre des actes de violence sur certaines minorités. Ces pratiques répressives ont continué et cela bien après que la dictature a pris fin… elle a d’ailleurs encore lieu aujourd’hui dans de nombreuses régions du pays, avec quelques nuances seulement. (…)
potenciatortillera.blogspot.com
Retrouvez l’intégralité de cette rencontre dans le numéro #80 de Jeanne Magazine.
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