Quelques jours après le coming out de Carolina Morace, ancienne attaquante de l’équipe italienne de football et peu avant celui de Pauline Peyraud-Magnin, la gardienne des Bleues, Jeanne Magazine s’est longuement entretenue avec Alison Hernandez, diplômée d’un Master Etude sur le genre mention STAPS. Pour son mémoire, elle a étudié la situation des joueuses de football en France, en termes de discriminations liées à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle. Discriminations lesbophobes et sexistes, manque de rôles modèles lesbiens en France, injonctions à la féminité et à l’hétérosexualité pour les athlètes, elle partage avec nous le fruit de ses recherches et les éléments marquants des témoignages qu’elle a recueillis. Extrait de la rencontre publiée dans le numéro 79 de Jeanne Magazine.
Pourquoi avez-vous choisi pour thème de votre mémoire, «Sexisme, lesbophobie et pratique du football en France» ? J’ai moi-même été licenciée dans des clubs affiliés à la Fédération Française de Football, en tant que joueuse, entraîneuse et dirigeante, j’ai donc été témoin de situations discriminantes, c’est ce qui a nourrit mes premiers questionnements. Et puis l’actualité du football pratiqué par les femmes m’a forcément intéressée : la France a organisé la dernière Coupe du Monde en 2019 et de nombreuses joueuses étrangères en ont profité pour prendre la parole sur les discriminations auxquelles elles font face. On pense évidemment aux Américaines qui ont porté plainte contre leur fédération pour discrimination salariale mais de nombreuses autres sélections luttent également pour améliorer leurs conditions de pratique, comme les joueuses chiliennes et jamaïquaines. Dans le même temps, des joueuses font leur coming out et se placent comme de réelles figures lesbiennes, fières et militantes. Parmi elles, on trouve l’américaine Megan Rapinoe mais on peut également évoquer la galloise Jessica Fishlock ou encore l’espagnole Maria Leon, première joueuse à faire son coming out, de l’autre côté des Pyrénées. Et finalement, on ne trouve que peu d’écho à tout ça en France, les joueuses de haut-niveau restent plutôt discrètes sur les difficultés qu’elles rencontrent, les inégalités qu’elles peuvent subir. La seule à avoir publiquement évoqué son homosexualité reste Marinette Pichon, qui n’est plus en activité depuis des années. Dans le même temps, on observe l’émergence d’un autre espace de pratique en France, en dehors de la FFF, composé d’équipes, de collectifs de femmes, qui pratiquent souvent en non-mixité, qui se disent militantes et qui revendiquent un ensemble de valeurs féministes, anti-racistes parfois anti-capitalistes. On peut penser aux Dégommeuses mais aussi aux Débuteuses de Lyon ou encore au Collectif Contre-Attaque à Paris, qui proposent un autre cadre de pratique, en opposition à la FFF. Donc ce mémoire s’est construit à travers tout cela, pour mieux saisir les spécificités du football pratiqué par les femmes en France et pour mieux comprendre la situation actuelle. (…)
Comment se traduit la discrimination sexiste et lesbophobe sur le terrain ? Quand on parle de discrimination sexiste et lesbophobe, on a tendance à imaginer les violences physiques. Ces dernières sont malheureusement bien présentes dans le milieu sportif mais les discriminations englobent en fait bien d’autres choses. Les propos tenus dans les clubs affiliés à la FFF sont très problématiques. Dans l’échantillon des joueuses ayant répondu au questionnaire, plus d’un quart indique entendre fréquemment voire très fréquemment des propos dénigrant sur leur niveau de jeu, sur le fait que les femmes n’ont rien à faire sur un terrain de football ! Alors même que le club est l’endroit où elles sont censées être dans les meilleures conditions pour performer. 42% des joueuses des clubs FFF indiquent également entendre fréquemment voire très fréquemment des propos sur leur orientation sexuelle, elles sont également 13% à entendre aussi fréquemment des propos fétichistes sur les lesbiennes. C’est donc tout l’environnement du club qui peut être nocif aux joueuses. Certaines joueuses avec lesquelles je me suis entretenue m’ont également fait part d’altercations physiques et d’insultes lesbophobes entre joueuses. A cela, la FFF ne semble pas forcément répondre, puisque dans les cas reportés, excepté une sanction sportive, rien n’a été mis en place. Une formation sur les discriminations LGBTIphobes au sein des clubs pourrait pourtant être envisagée, pour rendre les clubs plus safe. Pour les équipes qui ne sont pas affiliées à la FFF, les inégalités et discriminations sont différentes : il s’agit d’abord d’avoir accès à un créneau d’entraînement dans la ville et ensuite à se réapproprier l’espace public. Ainsi, les faits qui m’ont été rapportés font plus état de propos sexistes, lesbophobes, de la part de passants voire d’hommes attendant impatiemment leur tour pour jouer. (…)
Vous expliquez vous appuyer sur le « label lesbien » développé en 1998 par Pat Griffin. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste ce label concrètement ? Pat Griffin est une chercheuse américaine qui a étudié les discriminations subies par les sportives. Elle a développé une notion, le label lesbien, à travers lequel elle a pu identifier les types de discriminations vécues par les sportives, qu’importe leur orientation sexuelle. Ces types de discriminations, qu’elle appelle « manifestations du label lesbien », sont au nombre de six. On retrouve notamment le « silence » : le fait que très peu de sportives soient ouvertement out, à cela s’ajoute le « déni » des institutions, des dirigeant∙es sportif/ives, qui refusent d’admettre que certaines joueuses ne soient pas hétérosexuelles et qui vont forcer de différentes manières les joueuses à rester dans le placard. « L’apologie par les fédérations sportives d’une image traditionnellement féminine des joueuses » est une autre manifestation. Elle est directement liée aux deux précédentes, par exemple, la Fédération Française de Football a longtemps tenu une « politique du tailleur », c’est-à-dire que les joueuses sélectionnées se devaient de se présenter en jupe et tailleur lors de chaque sortie officielle. Pat Griffin évoque une situation particulière aux Etats-Unis, où une entraîneuse de basketball universitaire a géré l’équipe de Pennsylvania State pendant 20 ans avec la même devise : « pas d’alcool, pas de drogue, pas de lesbienne », et ce jusqu’en 2007. La plupart du temps, la situation est plus insidieuse, moins directe, mais les joueuses comprennent vite qu’elles n’ont pas intérêt à attirer l’attention sur leur orientation sexuelle. Enfin, on trouve des manifestations violentes du label lesbien, les attaques contre les joueuses lesbiennes ou soupçonnées de l’être. Ces attaques peuvent se traduire par des agressions verbales, du harcèlement de la part des dirigeant∙es, des coéquipières ou des joueuses adverses.
Et aujourd’hui ? Rappelons qu’en 2009, certaines joueuses de la sélection Française ont posé nues afin de médiatiser l’équipe, le directeur de communication de la FFF à l’époque expliquait que : « Le manque de féminité est le deuxième préjugé qu’il nous faut combattre après l’absence d’intérêt sportif. Nous avons voulu montrer que les joueuses n’en sont pas dénuées. » Deux ans plus tard la Fédération publiait une série d’interviews vidéos dans lesquelles les joueuses étaient invitées à se positionner sur des questions extra-sportives telles que : « où as-tu rencontré ton compagnon ? » ou encore « qui est la plus coquette ? », jamais les joueurs de l’équipe de France hommes n’ont à répondre à ce genre de questions ! On sent que l’accent est mis pour rappeler la « bonne féminité » des joueuses, à tout prix. En 2015, certaines joueuses ont d’ailleurs bénéficié d’un intérêt particulier des médias vis-à-vis de leur relation, de nombreux articles avaient pour sujet principal la vision des compagnons des joueuses sur la pratique de leur conjointe alors même que les joueuses restent méconnues du grand public. En 2019, la capitaine de l’équipe de France, Amandine Henry, a été nommée Marraine du Concours Miss France. Toutes ces stratégies de communication ont pour objectif de rendre les joueuses attirantes aux yeux du public, elles doivent répondre aux normes traditionnelles de la féminité. Une joueuse ouvertement lesbienne ne correspondrait pas forcément à cette narration faite par la fédération.
On pense évidemment à Megan Rapinoe, Abby Wambach, au couple Ali Krieger et Ashlyn Harris, ou à la joueuse italienne Carolina Morace qui vient de faire son coming out, mais les représentations lesbiennes en France dans le milieu footballistique sont assez rares. Comment expliquez-vous qu’en France, ce soit encore un sujet tabou ? Toute la complexité du sujet est effectivement de comprendre pourquoi, en France, les joueuses ne prennent pas la parole publiquement sur le sujet. Si l’objectif n’est pas de forcer au coming out, une injonction bien trop violente, force est de constater que la France manque de figure lesbienne sportive. Je pense que plusieurs facteurs entrent en jeu, premièrement le rôle de la Fédération et des clubs est à questionner : sont-ils prêts à soutenir réellement une joueuse souhaitant faire son coming out ? Ensuite, il est important de noter que les sportif/ives français∙es restent très marqué∙es par l’idée d’apolitisme du sport. On l’a très bien vu ces derniers mois, où les revendications contre les violences policières Black Lives Matter n’ont trouvé qu’un faible écho parmi les sportif/ives français∙es alors que de nombreux∙ses athlètes étasuniens se sont ouvertement positionné∙es. De la même manière, il est difficilement envisageable d’imaginer des athlètes français∙es s’immiscer dans le débat politique pour l’élection présidentielle comme les sportif∙ives le font aux Etats-Unis. Il y a donc ici cette idée que les sportif∙ives doivent se contenter de décrire et analyser les faits de match, comme s’ils/elles étaient extérieur∙es aux actualités politiques et sociales. De plus, l’idée selon laquelle l’orientation sexuelle fait partie du domaine de l’intime, du privé, reste ancrée pour de nombreuses personnes. A cela s’ajoute évidemment les possibles pertes financières relatives à un coming out, les joueuses pourraient craindre de perdre des partenariats, des sponsors, ce qui était d’ailleurs une grande crainte des doubles championnes du monde Ali Krieger et Ashlyn Harris. (…)
Retrouvez l’intégralité de cette rencontre dans le numéro #79 de Jeanne Magazine.
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