De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.
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Suite de notre série de portraits avec celui de Geneviève Pastre publié initialement dans le numéro 33 de Jeanne Magazine.
Geneviève Pastre nous a quittés le 17 février 2012, à 87 ans. S’il est étrange de commencer un portrait littéraire par un avis de décès, c’est qu’il faut tenter de mesurer, dans le portrait de la femme décrite dans ces lignes, l’ampleur d’une boulimie d’activités militantes et le vide, par contraste, laissé par sa disparition. Car Madame était écrivaine, poétesse, militante, chercheuse en histoire, sociologie, philosophie et anthropologie, linguiste, essayiste, dramaturge, directrice de collection littéraire, éditrice, directrice de radio… Mais aussi enseignante agrégée, danseuse, mime… Et bien entendu lesbienne et frondeuse.
Pourtant, lorsqu’elle naît le 20 novembre 1924 à Mayence, en Rhénanie-Palatinat, l’ambiance familiale est plutôt austère quoique ouverte sur le monde. On sait peu de choses de l’enfance de Geneviève Pastre, si ce n’est ses voyages incessants vers les Cévennes, où se situe le berceau familial, et son installation en Lorraine, où elle passe ses jeunes années. Elle est alors une studieuse et brillante élève ainsi qu’une passionnée de danse. De fait, elle y consacre des heures et ambitionne de devenir professionnelle. Cependant, l’époque ne se prête guère ni à l’émancipation des femmes ni à la vie de bohème, comme le prévoient ses parents, qui refusent donc tout net que leur fille fasse une carrière incertaine ; mais qui l’engagent cependant, étant donné ses capacités intellectuelles, à pousser ses études littéraires. Elle va au-delà de toutes leurs ambitions, supposées ou réelles, puisqu’elle devient agrégée de grammaire en 1948 et commence immédiatement à enseigner, d’abord à Saumur jusqu’en 1955 puis à Montgeron, dans l’Essonne, jusqu’en 1989. Entretemps elle dut sacrifier à la tradition du mariage, paradoxalement seul outil d’émancipation pour les femmes vis à vis de leur famille. Nous sommes alors en 1948, Geneviève Pastre a 24 ans, et les femmes n’ont le droit de vote que depuis 3 ans. Aussi cède-t-elle aux convenances pour épouser sans amour un homme dont elle eut deux filles, avant de le quitter 8 ans plus tard. Développant un penchant artistique très prononcé depuis ses années de danseuse, elle prend des cours de théâtre et de mime (notamment avec le mime Marceau et Jacques Lecoq) avant de fonder sa compagnie en 1960, d’abord nommée « Le Théâtre de l’Escalier » avant de devenir la « Compagnie Geneviève Pastre », pour laquelle elle écrit et joue jusqu’en 1978.
Entre temps, Geneviève Pastre commence à publier de manière boulimique, d’abord des recueils de poèmes : Pierre éclatée, 1972, Fleur dans le ventre vert, 1973, On gaspille l’amarre ici, 1975, L’Espace du souffle, 1977… suivis par beaucoup d’autres, dans lesquels elle parle librement de ses muses, de ses désirs et de sa sexualité :
« (…)consentement muet ravissement des sens bienheureuse durée de nos corps rapprochés, confiance rieuse au creux des oreillers et tranquille jouissance émerveillée de soi d’être éclose épanouie dans l’ombre et la douceur des draps parfaite conjonction qui des pieds à la tête et jusqu’au bout des doigts nous envahit d’émoi Je salue aujourd’hui ce bonheur sans mélange dont le divin parfum ne m’a jamais quittée aucun homme jamais ne saura quelle essence la femme porte en soi, dans sa félicité »
Puis viennent des manifestes, des essais, des discours etc. qui prennent fait et cause pour la défense des droits des lesbiennes et des gais. D’elle-même elle dit : « 1976, je me lève, mon combat commence. » et elle cofonde le groupe des Lesbiennes Féministes, lequel succède aux Gouines Rouges. Un peu à la manière de Benoîte Groult, venue au féminisme à l’aube de la cinquantaine, Geneviève Pastre prend part aux combats pour les droits des homosexuel.les sur tous les fronts qui se présentent, alors qu’elle vient de fêter ses 54 ans. Le labeur ne manque pas : les médias, quand ils mentionnent l’homosexualité, la définissent comme « une tare » ou « un douloureux problème », les politiques parlent de « fléau social» et la loi de « maladie mentale » (elle ne cessera de l’être en France qu’en…1981, après que le Président Mitterrand en fit voter le retrait des textes de Loi). Les homosexuels sont discriminés, pourchassés par la brigade des mœurs dans tous les lieux anonymes mais connus de rencontre et, chaque fois qu’un crime ou un délit implique un homosexuel, c’est alors une circonstance aggravante.
Dans ce contexte, Geneviève Pastre participe à la création du CUARH (Comité d’Urgence Anti Répression Homosexuelle) en 1979 ainsi qu’à celle du RHIF, dont elle prend la vice-présidence, deux associations qui sont à l’origine de l’organisation des premières Gay Pride en France. En 1980, son essai De l’amour lesbien jette un pavé dans la mare des conformismes et fait scandale. Insolent, frondeur, désobligeant pour la norme hétérosexuelle, l’essai interroge « Qu’est-ce qu’aimer et vivre… ? Le désir en général, et plus particulièrement celui-ci, nous fait-il échapper à la finitude, à la vieillesse, à la hantise de la mort ? » et défend un mode de vie, un art, l’Art (!), d’aimer au féminin. Geneviève Pastre passe alors à l’ORTB, la télévision belge, pour raconter sa vision de l’amour lesbien : « Le désir des femmes ou la volupté avec une femme peut combler complètement le champ du désir et de la vie. », déclaration d’intention à tous celles et ceux qui ont pour habitude de penser que le lesbianisme n’est qu’un passage ou un caprice… Devenue femme de médias, elle participe à la revue Homophonies avant de coiffer encore une nouvelle casquette et de prendre, en 1982, la direction de Fréquence Gaie, alors soumise à des luttes internes dévastatrices dans un contexte tendu de bataille pour les fréquences ; elle remonte petit à petit l’audience de la radio, non sans avoir bataillé de longues heures lors de marches de rue pour réclamer et obtenir une fréquence à celle qui allait devenir radio FG. Elle y anime hebdomadairement une émission, « Voyage en Grande Lesbianie », qui informe de l’actualité littéraire lesbienne, émission qui devient ensuite « Voyage en Haute Lesbianie » axée plutôt sur les portraits des femmes de lettres lesbiennes du début du XXème siècle.
Des luttes d’ego la mènent à démissionner deux ans plus tard avant d’animer une émission sur Radio Libertaire, intitulée « Les affinités électives », sur l’actualité et l’agenda culturel des gais et lesbiennes et qui perdurera 10 ans. Engagée sur tous les fronts, elle participe à la création du CAMS ou Comité pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles en 1983 et anime des colloques, notamment à Dakar, où sa verve et son enthousiasme font mouche. La même année elle organise, aux côtés de Jean Le Bitoux et Renaud Camus, la dépose d’une gerbe devant le monument à la mémoire des déportés d’Oranienburg et de Sachsenhausen, sis au cimetière du Père-Lachaise, pour rappeler à l’Etat français, qui s’efforce de l’ignorer, le coût des pertes des homosexuels ou « triangles roses ». Entourée de ces mêmes acolytes, elle tente d’établir une Fondation Mémoire des Homosexualités… mais ne rencontre aucun écho. Du côté de la littérature, Geneviève Pastre continue de creuser son sillon, d’imposer ses choix et de faire entendre sa voix dans un frileux milieu masculin. Chercheuse privée en histoire, elle est, avec Athènes ou le péril saphique, paru en 1987 puis Les Amazones, du mythe à l’histoire (1996), l’une des premières à déconstruire les mythes et archétypes attachés à la culture classique grecque et répond ainsi à Michel Foucault et son Histoire de la sexualité, qu’elle juge partielle et partiale en raison notamment d’un point de vue androcentré.
Comme elle s’y attendait, elle est ostensiblement boudée par la critique et les « élites » littéraires qui, même si elles se trouvent du côté ouvert du spectre politique, restent largement machistes. Mais peu importe à la brillante intellectuelle qu’est Geneviève Pastre ; en 1988, elle fonde et anime une association, Les Octaviennes, qui invite des talents littéraires féminins, connus ou inconnus, à échanger autour de la littérature et à diffuser leurs réflexions dans les festivals et autres colloques où elles n’ont habituellement pas la parole. En 1985 déjà, elle donne ce nom à une collection littéraire qu’elle dirige avant de créer sa propre maison d’édition, Les éditions Geneviève Pastre, afin de s’assurer que la parole des gais et lesbiennes soit diffusée au plus grand nombre et non étouffée ou ignorée dans les circuits habituels de l’édition. Elle crée également un prix de poésie pour les poètes gais puis organise le Troisième Festival européen de l’écriture gaie et lesbienne à Paris, « Anticipations », qui réunit autour de débats, salons et spectacles tout ce que le monde littéraire lesbien et gai compte de plumes. A cette occasion elle exprime ce qu’elle attend de la littérature : « J’aime écrire des textes qui possèdent deux vertus : l’insolence essentielle aux vrais créateurs et l’exemplarité visionnaire face à tous les conformismes » Le festival faisait suite à ceux de Londres en 1987 et à celui de Rotterdam en 1989. La même année, elle crée un groupe d’écriture expérimentale intitulé TENDI MUNDI et participe à divers colloques, ateliers et revues. C’est à partir de 1990 que Geneviève Pastre est invitée chaque année à (re)présenter les lesbiennes à la télévision dans des émissions populaires (Ça se discute, 1997) et/ou de grande écoute (52 sur la une : Amours de femmes, 1993) alors qu’elle vient de prendre sa retraite de l’enseignement. C’est peut-être une pure coïncidence, car l’enseignante ne cacha jamais aucune de ses activités militantes à ses élèves, mais l’Education Nationale n’étant pas un bastion des idées libertaires (Geneviève Pastre dut d’ailleurs lancer un manifeste européen « Je suis lesbienne-homosexuel » suite à la mise en retraite d’office d’une enseignante belge qui avait participé avec elle à l’émission sur l’ORTB), on peut imaginer que cette liberté gagnée a pu faciliter les choses. Même si des témoignages d’élèves du lycée de Montgeron montrent combien ce professeur à part marqua positivement leur esprit : « Je sais l’action (l’activisme ?) intellectuelle, culturelle de Geneviève Pastre. Et au-delà des choix, des orientations propres à chacun, je sais aussi qu’elle illustrait parfaitement la curiosité, l’indispensable engagement lorsque les convictions guident la vie, l’indépendance de la pensée lorsque qu’elle n’est pas suiviste, ce que notre lycée, et quelques personnalités enseignantes, m’ont au fond appris à cultiver, et qui me fut si utile lorsque mes choix de vie, de métier, d’expression, m’éloignaient du « raisonnable », et que le doute s’installait. » dit l’un, et « (…) je me rappelle son sourire plein et généreux, un tantinet coquin, ses idées innocemment subversives qu’elle nous distillait au fil des cours et il y a tout le reste dont je ne me souviens pas… mais qui a participé sans aucun doute à l’ouverture de nos jeunes esprits. Merci Geneviève. » écrit une autre.
Geneviève Pastre continue d’écrire, de réécrire l’histoire qu’on tait, notamment dans le très documenté Homosexualités, expression/répression rédigé en 2000 en collaboration avec Louis-Georges Tin et livre même son autobiographie militante, Une femme en apesanteur (2002), qui rend compte du fourmillement d’idées novatrices et d’actions incroyables qu’elle a menées tout au long de sa vie de militante. Mais c’est à un autre champ de l’Histoire qu’elle s’attaque. Dès 1994, elle crée un mouvement politique appelé « les Politides » ou « les Mauves », ouvertement homosexuel, afin de se présenter aux élections présidentielles de 1995 et à celles de 2002 avec un vrai programme politique dans lequel toutes les questions de société sont abordées, et en mettant au centre un humain nouveau, envisagé dans toutes ses dimensions, notamment sexuelles. N’obtenant pas les signatures nécessaires, elle renonce à briguer la présidence de la République mais s’engage toutefois sur des listes électorales, notamment pour les élections municipales où elle est tête de liste dans le IVème arrondissement parisien en 2001 puis pour les législatives l’année suivante, cette fois dans le Xème.
A 77 ans, toute sa verve, toute son énergie sont intactes. Pourtant, les dix années suivantes, les dernières de sa vie, elle se fit plus discrète, tout en étant active en coulisses. Sa disparition laisse donc un vide immense, comblé cependant par un legs exceptionnel par sa quantité (nombreux sont ses écrits et interventions), par sa qualité de rigueur intellectuelle et par son extraordinaire et enthousiaste liberté. Ses cendres ayant été dispersées en mer, elle n’eut pas d’épitaphe ; voici que ses mots en forment un, pourtant : « […] j’ai foncé à tout va, sans filet, avec une allégresse qui me donne un rire qui ne s’éteindra qu’avec moi, ayant épuisé tout le possible. […] j’écris cela pour encourager les jeunes femmes ou hommes à oser. »
Par Véro Boutron
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