Avec L-Tour, la sociologue Marian Lens, organise depuis 2014 des parcours et des événements lesbiens pour faire connaître au départ de Bruxelles l’histoire des communautés LGBTQI+. Pour Jeanne Magazine, la pionnière, qui a fondé en 1985 Artemys, la première librairie belge lesbienne, et contribué à la fondation de la RainbowHouse, nous en dit plus sur la naissance et les objectifs de l’association qui fait découvrir Bruxelles aux couleurs de l’arc-en-ciel. Extrait de la rencontre publiée dans le numéro 78 de Jeanne Magazine.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et nous parler de l’équipe qui s’occupe de L-tour ? Je suis sociologue, activiste lesbienne depuis la fin des années 1970, et co-fondatrice de plusieurs associations lesbiennes : Les Lesbianaires, Artemys (librairie profilée lesbienne et pour femmes de 1985 à 2002, véritable « place to be » pour les lesbiennes de l’époque) et aussi plus tard LGBTI+ comme la RainbowHouse de Bruxelles. L’équipe de L-tour est en train de bien s’élargir et est multilingue (français, néerlandais et anglais) avec des lesbiennes et des « femmes aimant les femmes », de toutes origines et cultures.

L-tour organise depuis maintenant plus de 6 ans des événements au cœur de Bruxelles pour permettre de découvrir l’histoire sous un angle LGBTQ+ de la capitale belge. Comment est né ce projet et quels en étaient les objectifs ? Depuis la fin des années 1970, quand des lesbiennes arrivaient de province ou de l’étranger, sortir ou faire un tour en ville, c’était pour moi l’occasion de leur expliquer ce qui y existait ou avait existé sur le plan lesbien, en relation avec ce qui existait ou avait existé ailleurs. Nous n’étions qu’une poignée et tout nous intéressait. Avant l’ère internet, les informations étaient véhiculées principalement par des écrits ou publications. Téléphoner à l’étranger ou voyager coûtait cher. Les contacts directs étaient dès lors précieux et appréciés, et quand des lesbiennes venaient, nous le faisions savoir en organisant une soirée-rencontre, et beaucoup se déplaçaient pour venir les écouter. Nous nous échangions les informations sur nos contrées respectives, mais aussi sur les rares groupes ou personnes actives ailleurs dans le monde, nous analysions les hauts faits de lutte et les victoires, les difficultés et les points de lutte collective à mener. A l’époque les initiatives existantes tenaient en un seul carnet d’adresses. Ce n’est qu’avec les années, que les associations et les événements se sont multipliés, pour finir par remplir des guides internationaux, que j’ai continué à informer. C’est cette dynamique particulière qui me manquait, que j’explique d’ailleurs dans les parcours. Je voulais redémarrer une association lesbienne à portée internationale, basée en Belgique, et en raison d’un enchaînement de choses, l’organisation de parcours est la première forme qu’elle a prise.

La Herstory de Bruxelles n’a plus de secret pour vous, comment s’est effectué le travail de recherches, de sources et d’informations que vous partagez aujourd’hui avec le public ? Il s’agit d’un processus ininterrompu, au long cours. Dès mon adolescence les questions de société et de recherche identitaire m’ont toujours interpellée. Cataloguée fille et méconsidérée en tant que telle, je ne voulais pas être un garçon non plus, et encore moins « devenir une femme ». Comme beaucoup d’adolescentes, je me sentais être une alienne. J’ai fuit la maison familiale à 18 ans et choisi la sociologie pour étudier cette société que je rejetais de toutes les manières possibles. Mon Master à la fin des années 1970, qui s’est révélé être une première belge, a porté sur l’analyse de « l’idéologie de la différence (« des sexes », « genrée ») dans un système hétéropatriarcal ». La thématique était tellement nouvelle et percutante/confrontante pour le professorat que la répression a été immédiate : j’ai été exclue de toute possibilité de recherche ou de carrière intra-universitaire/ académique, avant même d’avoir pu commencer. Plutôt que d’être un frein, la rage de changer cette société et de la comprendre au plus profond de ses mécanismes de discrimination et d’oppression, et de partager ces recherches, a été un véritable fil conducteur depuis toujours.

Comment qualifieriez-vous l’évolution de la communauté LGBT et de son empreinte à Bruxelles ? Nos communautés bénéficient d’un climat politique extrêmement favorable avec des autorités qui sont dans l’ensemble particulièrement soutenantes (subventions, plans d’actions politique et sociaux de soutien, visibilité par des fresques LGBTQI+ ou autres jeux de lumière arc-en-ciel réguliers dans la ville). Cela aide à soutenir nos projets, leur permettre de se développer et d’avoir de plus en plus de visibilité. Ce qui est nouveau historiquement (herstoriquement) c’est qu’en tant que minorité au sein de minorités, en tant que lesbiennes, nous commençons aussi -enfin-à être considérées comme des interlocutrices à part entière. Même si bien sûr il reste encore un travail gigantesque à faire à ce niveau. Ce phénomène de support/soutien ne commence pour nous que depuis 2-3 ans… Actuellement, il y a cependant le meilleur et le pire qui se côtoient. En Belgique aussi. Il y a un pseudo « politiquement correct » qui s’est installé instillant un climat censeur et débordant de tabous, d’imposition de prétendus « nouveaux » concepts qui seraient les seuls à pouvoir encore être prononcés et utilisés. Une réalité particulièrement sexiste et lesbophobe. C’est un réel danger, et il est urgent de rappeler et d’expliquer la relativité des concepts, aider à leur compréhension, leur interprétation et leurs définitions, sous des approches variées. Dans 5, 10 ou 20 ans, de tous nouveaux remplaceront ceux qui sont en vogue ou les plus usités actuellement.

L-tour permet de mettre en lumière une histoire de notre communauté souvent mal connue. Comment qualifieriez-vous l’héritage laissé par les anciennes militantes lesbiennes ? Les lesbiennes de tous temps ont toujours été des fers de lance de tous les mouvements visant des changements sociaux. L’histoire actuelle, LGBTQI+ aussi, encore largement masculiniste les évacue et les invisibilise depuis toujours dans ce système hétérosocial. A travers notre histoire singulière belge et en particulier au départ du territoire de Bruxelles, c’est cela que je démontre dans tous les narratifs et les analyses. Et en soi, cela reste très confrontant pour beaucoup qui sont persuadés du contraire (ce sont ça les dogmes). La première association LGBTI en Belgique a été créée par une lesbienne en 1953, Susan Daniel, qui pourtant peu de temps après en sera exclue, parce que des homos ne voulaient pas être « menés par une femme ». (…)

En quoi est-ce important pour vous de visibiliser cette histoire à travers les événements que vous organisez ? Les événements et les contextes dans lesquels les faits historiques ont lieu et existent éclairent ce qui est possible, le devient ou ne l’est pas encore ou ne peut l’être. Ce qui est intrinsèque aux changements de société. Les faits et les concepts, les (auto)définitions et leur interprétation, sont abordés et approfondis tout au long des événements que nous créons : parcours, conférences depuis ce mois de septembre (What About Lesbian Spaces, et bientôt « Les identités » début 2021), visite de bibliothèques (notre mémoire, souvent retenue de manière lacunaire, et c’est pourquoi aussi nous stimulons à la visibiliser et à la compléter).

Quelle est la place de l’histoire lesbienne dans vos parcours ? L’histoire lesbienne (Herstory) y occupe une place de choix et représente plus de la moitié des informations lors d’un parcours LGBTQI+. Ce n’est qu’en la rendant ainsi accessible à un large public que l’histoire lesbienne a une chance d’être visibilisée, d’être entendue, et de finir par être connue, selon notre point de vue et nos propres analyses. Plus un groupe social est discriminé plus il connaît les autres oppressions, c’est pourquoi les lesbiennes sont de véritables expertes dans la connaissance et la lutte contre d’autres oppressions. Par contre, plus un groupe est dominant ou le devient, plus il se concentre sur sa propre élite et finit par effacer les autres groupes sociaux ; d’où une histoire des lesbiennes qui est reléguée en arrière-plan ou disparaît.

(…)

www.l-tour.be

Retrouvez l’intégralité de cette rencontre dans le numéro #78 de Jeanne Magazine.

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