De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.
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Suite de notre série de portraits avec celui de Susan Sontag publié initialement dans le numéro 37 de Jeanne Magazine.
Chroniqueuse, écrivaine, metteuse en scène et intellectuelle exceptionnellement brillante, Susan Sontag a marqué toute une génération d’Américains et d’Européens de par ses aptitudes hors du commun et par son charme, irrésistible. Tout commence mal pourtant pour Susan, née Rosenblatt en janvier 1933. Sa mère est dépressive puis alcoolique et son père meurt en Chine lorsqu’elle a 5 ans. Délaissée, c’est seule qu’elle apprend à lire à 3 ans, qu’elle dévore une biographie de Marie Curie à 6 et qu’elle réalise ce que sont les classes sociales dans Les misérables à 12 ans. C’est aussi vers cet âge charnière qu’elle découvre avec horreur, dans une librairie de New York, la réalité des camps de concentration, en regardant une photo représentant des tas de lunettes de déportés. La photographie entre avec fracas dans sa vie et ne cessera dès lors d’être une préoccupation et un sujet de réflexion particuliers. Bien plus tard, elle publiera un essai majeur, Sur la photographie (1977), pour défendre ses positions très personnelles sur la bataille que se livrent à ses yeux l’éthique et l’esthétique dans cet art dont la caractéristique est un « conflit entre deux impératifs : embellir, impératif hérité des beaux-arts, et dire la vérité« .
De son enfance, elle garde des souvenirs amers et particuliers. Un mot revient souvent : « déracinée« . « J’ai eu une enfance déracinée, ayant vécu dans beaucoup d’endroits différents. (…) j’ai passé la majorité de ma soi disant enfance à Los Angeles, où j’allais au lycée de North Hollywood. » ou encore « une enfance déracinée au sein d’une famille extrêmement éclatée. » Il semble en effet que la cellule familiale Rosenblatt soit réduite à sa plus simple expression : Susan, sa sœur Judith et leur mère. Juifs séculiers, c’est-à-dire non pratiquants, ils ne font pas réellement partie de la communauté et, après la mort du père, la famille Rosenblatt déménage vers un Sud immense et désolé, en Arizona. Le temps sec et le soleil brûlant des étendues désertiques offrent déjà à la jeune Susan des envies d’évasion et des rêves de ville où la culture serait à portée de main. Puis la mère rencontre son deuxième mari, Nathan Sontag, un militaire de carrière qui donne à Susan et à sa sœur son nom, sans les adopter légalement. Susan a alors 13 ans et la famille part pour la Californie.
Très précoce, elle passe l’équivalent du bac à 15 ans, et entre à 16 ans à l’Université de Californie puis à Berkeley avant de se lancer dans des études de philosophie, de littérature et d’histoire à l’université de Chicago. Enfant prodige, elle obtient son diplôme avec 3 ans d’avance ! L’été précédent, elle rencontre celle qu’elle nomme discrètement H dans ses journaux (publiés par son fils à titre posthume). Il s’agit d’Harriet Sohmers, bourgeoise et rebelle de l’Upper West Side new yorkais, qui fait découvrir à Susan le milieu lesbien et tous les bars de San Francisco. Avec une avidité toute neuve, euphorique, Susan comprend qu’il existe un univers où elle pourra vivre intensément sa sexualité, sans renoncer à une riche vie intellectuelle. « Tout commence maintenant, je me sens renaître« , écrit-elle en mai 1949. Tour à tour féminine ou garçonne, elle explore pour la première fois les territoires inconnus du sexe lesbien. Et commence à faire des listes de vocabulaire, de lieux, d’auteurs etc., comme pour s’approprier tout un univers. C’est une caractéristique propre à Susan Sontag : toute sa vie, son œuvre sera empreinte de ces listes qu’elle dresse, comme les entrées thématiques d’un dictionnaire. Dotée d’un savoir encyclopédique, elle fonctionne avant l’heure tel un véritable ordinateur et pour chaque sujet, définit les contours puis les fondamentaux de chaque entrée. Dans ses carnets de jeunesse, les listes côtoient des portraits au vitriol de ses aînées (Anaïs Nin, qu’elle raille, ou Simone de Beauvoir) et montre une remarquable profondeur d’analyse psychologique ainsi qu’un œil acéré, non dénué d’humour.
A Chicago, elle se sent seule. Le froid et les admonestations de ses amies restées au soleil de Californie (qui lui intiment « d’arrêter tout de suite. Plus de femmes, plus de bars.« ) la laissent un peu désemparée. D’autant que les théories sexuelles du moment défendent une bisexualité « naturelle » qui, elle le sait, ne lui convient pas.
Pourtant, un an plus tard, coup de théâtre : « La nuit dernière ou peut-être tôt ce matin ? Je me suis fiancée à Philip Rieff. » Qui est-il ? Son répétiteur en sociologie, qui l’a courtisée quelques jours, comme beaucoup de jeunes gens. Pourquoi des fiançailles puis un mariage ? Ils avaient des échanges intellectuels éblouissants, c’est ce qu’elle écrira plus tard. Mais encore ? Philip est très avancé dans l’échelle sociale et universitaire. De plus, il travaille sur une étude sur Freud à laquelle Susan participe activement. Enfin il semblerait que les problèmes d’argent voire la crainte de l’indigence de sa mère, à qui il ne reste plus rien de la succession, poussent la jeune boursière à chercher une certaine assise. Quoi qu’il en soit, Susan a 17 ans et songe, en plus de son mariage, à l’Europe qui la fascine depuis toujours. Si elle ne parvient pas à faire renouveler sa bourse, elle doit renoncer à Chicago. Si elle trouve un moyen de subsister, et le mariage en est un : « je pars pour l’Europe dans quinze mois. Je décroche ma licence, et je file ! » écrit-elle en mars 1950. Et les fiançailles avec le terne mais brillant Philip Rieff ont lieu…le 2 décembre 1950.
Susan met au monde un fils, David, deux ans plus tard. Elle s’illustre par sa précocité intellectuelle et la controverse qu’elle déclenche à l’Université de Chicago. Son mémoire déclenche une petite bataille entre les professeurs et spécialistes de la littérature américaine (il porte sur L’arbre de la nuit, de Djuna Barnes) mais Susan décroche son diplôme.
Lorsque David a cinq ans, Susan Sontag décide qu’il est temps pour elle de réaliser son rêve. Après d’âpres discussion avec son mari et ses beaux-parents, elle part étudier en Angleterre, à l’université d’Oxford. Très vite, la froideur des Anglais lui rappelle Philip. Aux vacances de Noël, elle est invitée par Harriet à Paris. Elle ne rentrera pas en Angleterre. Paris lesbien lui ouvre les bras et Susan, précédée par sa réputation d’intellectuelle et de séductrice, écume le milieu littéraire parisien et cosmopolite de ces années-là. Elle côtoie Jean-Luc Godard, la beat generation de Kerouac et Ginsberg et tout le landernau américain. Etrangement, elle fréquente peu le monde lesbien parisien. Elle ne semble pas aspirer à une vie communautaire, contrairement à sa période de San Francisco. Cependant, elle rompt définitivement avec une vie conventionnelle. Car si partir et s’affranchir de son mari est en soi audacieux, laisser son enfant derrière soi est carrément révolutionnaire.
Dans son journal, à la date du 24 décembre 1959, Sontag écrit: « mon désir d’écrire est lié à mon homosexualité » et « j’ai besoin de cette identité comme d’une arme« . Elle est toujours à Paris, avec Harriet, mais tombe amoureuse de l’ex amie de celle-ci, la dramaturge d’avant-garde cubaine-américaine María Irene Fornés, figure du mouvement théâtral Off-off Broadway à New York. New York, qu’elle regagne en 1959, pour divorcer de son mari et vivre avec M.I.Fornès… obtenant la garde de son fils David Rieff. Commence alors une nouvelle vie. Susan Sontag enseigne un temps la philosophie des religions à Columbia puis commence à écrire pour Partisan Review. C’est le début d’innombrables collaborations pour des revues américaines et britanniques : The New Yorker, Times Literary Supplement et Granta, notamment. Elle est également essayiste au sein de la New York Revue of Books et ce, jusqu’à la fin de sa vie.
Dotée de cet intellect si particulier, Susan Sontag décide également d’écrire des romans puis, surtout, des essais qui lui gagnent une réputation internationale. Elle écrit avec rage et avidité sur à peu près tout ce qu’elle entend et apprend : l’esthétisme, la photographie, la politique etc. et chaque essai offre un point de vue acéré, à part et définitivement différent. Souvent, elle est prise à partie pour ses positions de gauche. Proche en France de Roland Barthes, elle n’hésite pas, au fil des années, à prendre clairement à revers la bien-pensance de l’Amérique. Et à l’origine de cette rage d’écrire il y a cela, une rencontre amoureuse et sexuelle avec… elle-même : « L’orgasme aiguise. Je désire physiquement écrire. La venue de l’orgasme n’est pas le salut, plutôt, la naissance de mon ego. Je ne peux écrire tant que je n’ai pas trouvé mon ego. Le seul type d’écrivain que (je) pourrais être est celui qui se montre… Ecrire, c’est se dépenser, se jouer. Mais jusqu’à maintenant, je n’aimais même pas le son de mon propre nom. Pour écrire, je dois aimer mon nom. L’écrivain est amoureux de lui-même… et crée ses livres à partir de cette rencontre et de cette violence. »
En 1964, elle se fait connaître en publiant Notes on Camp. Le Camp y est décrit comme « une sensibilité ésotérique« , un « code privé…une marque d’identité » ; et il n’est pas « naturel » car il joue avec « artifice et exagération » pour exprimer un « goût« , ce qui est le fondement de la liberté. Sontag dit qu’elle « est fortement attirée par le Camp et presqu’aussi fortement offensée par lui« . On retient surtout que, si ce n’est pas un livre militant, l’hommage à Oscar Wilde est prégnant et, avec lui, l’ébauche d’une revendication de liberté et d’égalité pour les homosexuels est efficace. Ce livre est publié 5 ans avant la révolte de Stonewall et le début des mouvements de la fierté gay. L’année d’après paraît un premier roman, Le bienfaiteur, qui sera suivi de trois autres : Derniers recours en 1967, L’Amant du volcan en 1992 et enfin En Amérique (1999) qui reçoit le National Book Award.
Mais si elle se rêvait en romancière, c’est donc au gré de ses essais que Susan Sontag s’est fait connaître. Pas facile en effet de lâcher prise lorsqu’un intellect exigeant et sans cesse avide de connaissances et d’expression de soi est à la manœuvre. Or, le roman demande de laisser libre cours à son imagination. Sontag excelle plutôt à décrire ce qui la touche, jusqu’à l’analyse complète.
Ainsi, son essai sur la photographie fait date et lui vaut de nombreux retours. Elle côtoie alors Henri Cartier-Bresson, entre autres, et celui-ci lui reconnaît des qualités d’interprétation hors norme. « Écrire sur la photographie, c’est écrire sur le monde« . Tous les photographes professionnels ou amateurs ne peuvent qu’agréer ce constat, et cet essai les a durablement marqués. Un autre de ses essais jette un pavé dans la mare : dans La maladie comme métaphore (1978), elle explore le cancer qui la ronge et contre lequel elle se bat courageusement. « J’ai commencé à réaliser que les théories psychologiques sur la maladie n’étaient pas seulement culpabilisantes, mais aussi qu’elles étaient une forme de solipsisme : si vous ne recevez pas le bon traitement, vous finissez par mourir. » Elle est alors la compagne d’une réalisatrice française, Nicole Stéphane, qui l’épaule constamment dans sa lutte contre le cancer du sein.
Fascinant fascisme est un autre essai, controversé celui là, de Susan Sontag. Elle semble y défendre le SM, pourtant donné comme un attribut du fascisme, en écrivant : « La couleur, c’est le noir ; le matériau, c’est le cuir ; la séduction, c’est la beauté ; la justification, c’est l’honnêteté ; le but, c’est l’extase ; le fantasme, c’est la mort. » En fait, elle se détache de Reich, qui pense lui que le fascisme provient de la répression sexuelle. Elle défend au contraire que « si les sociétés se sont montrées aussi répressives, c’est que les gens ont compris que la sexualité pouvait être dangereuse et indomptable. »
A la fin des années 1980, Susan Sontag rencontre… la photographe internationalement connue, Annie Leibowitz, qui devient sa compagne jusqu’à sa mort. Dans ce couple phare, Susan s’épanouit et trouve chaque jour une source d’esthétisme (dans le travail de sa compagne) et de militantisme (dans ses propres engagements). Susan Sontag continue ainsi de s’emparer de tous les sujets qu’elle rencontre, ou des mêmes, puisque ses injonctions concernant la photographie, par exemple, seront reprises par elle-même pour dénoncer les abus commis à Abou Grahib par l’armée américaine, ou encore le traitement médiatique de la mort de Saddam Hussein. Les articles parus à ce sujet dans le New York Times suscitent l’indignation de la droite américaine et lui valent quelques inimitiés.
Toujours très engagée à gauche, elle se lance une fois de plus dans un projet inédit. Entre juillet et août 1993, dans Sarajevo assiégée, elle monte la pièce de Beckett, En attendant Godot, avec des acteurs locaux amateurs. « Je n’avais pas l’illusion qu’aller mettre en scène une pièce de théâtre à Sarajevo me rendrait aussi utile que si j’avais été médecin ou ingénieur au service des eaux. […] Mais c’était la seule des trois choses dont je suis capable : écrire, faire des films ou monter des pièces, en l’occurrence donner quelque chose qui serait fabriqué et consommé sur place et ne pourrait exister qu’à Sarajevo. » Ce genre de prise de position choque l’Amérique. En 1968, après un voyage en tant que « citoyenne de l’Empire américain » à Hanoï, elle avait publié un essai sur la guerre du Viêt Nam (Voyage à Hanoï, 1969), qui l’avait vue accusée par ses concitoyens de naïveté.
En 2001, après l’attaque des tours jumelles du World Trade Center, elle à nouveau taxée d’anti-américanisme – un presque crime – pour des propos critiques sur l’administration Bush.
Toujours brillante, courageuse, controversée, Susan Sontag a aussi trouvé le temps, dans sa carrière internationale riche et multiple, d’écrire et réaliser quatre films : Duet for Cannibals, Brother Carl, Promised Lands (la Déchirure) et Unguided Tours. Lorsque Susan est rattrapée par une nouvelle forme du cancer en 2004, elle continue d’écrire quasiment tous les jours, malgré la douleur engendrée par cette leucémie et malgré la fatigue des ans. Avec sa rage coutumière de vivre et de dire, elle publie, écrit, houspille ses traducteurs, même dans des langues qu’elle connaît mal et refuse d’envisager la fin. Pourtant, elle est surprise en décembre 2004, à l’âge de 71 ans et fauchée par la mort. De sa bibliothèque aux 25000 ouvrages, son fils et unique héritier, David Rieff, sait immédiatement que faire : il les offre à l’université UCLA de Californie. En revanche, en découvrant que sa mère tenait une sorte de journal depuis son adolescence, il est surpris. Il décide cependant, quoiqu’ayant l’impression de « violer » l’intimité de sa mère, de publier trois volumes de ces écrits en opérant une sélection, mais sans jamais « exclure quoi que ce soit parce que la note présentait ma mère sous un certain éclairage, ou bien à cause de la franchise sexuelle ou de la méchanceté dont elle pouvait faire preuve« . Ces carnets, publiés sous le titre Renaître. Journaux et carnets 1947-1963, offrent aux yeux des lectrices attentives le portrait sans fard d’une intellectuelle du vingtième siècle éblouissante et flamboyante. Par Véro Boutron
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