De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.
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Suite de notre série de portraits avec celui de Dorothy Arzner publié initialement dans le numéro 41 de Jeanne Magazine.
Sténographe puis coupeuse, monteuse, et enfin réalisatrice, Dorothy Arzner est la seule femme à avoir réalisé des films dans le Hollywood des années 30 et 40.
Née le 3 janvier 1897 à San Francisco, d’un père germano-américain et d’une mère écossaise, Dorothy Arzner grandit à Los Angeles, où ses parents ont fait fortune dans la restauration. En effet, dans leur petit établissement de Hollywood se pressent tous les acteurs et réalisateurs des Studios tout proches : Charlie Chaplin est un habitué, tandis que le réalisateur Erich Von Stroheim fait beaucoup pour le succès de son restaurant préféré. Dorothy grandit là, entre études brillantes et service en salle, émerveillée d’entendre en vrai ceux qui, à l’écran, ne parlent pas encore, puisque le cinéma est alors muet. Elle sort du lycée en 1915 et entre pour deux ans dans une classe préparatoire de médecine à l’USC (Université de Californie du Sud) avec l’ambition de devenir médecin. Lorsque les Etats-Unis entrent en guerre en 1917, Dorothy Arzner voudrait être versée dans les forces armées, mais celles-ci ne sont pas ouvertes aux femmes. Elle décide alors de s’engager comme ambulancière sur le front européen. De retour sur ses terres natales, elle abandonne l’idée d’être médecin. La légende raconte que c’est une visite aux Studios voisins qui la décida à entrer à Hollywood. Plus prosaïquement, le directeur des ambulanciers l’introduit auprès de William C. DeMille, (frère du fameux Cecil B. DeMille dont le nom apparaît dans tous les génériques de films), cofondateur de la Famous Players-Lasky Corporation, qui deviendra la mieux connue Paramount Pictures. Elle est embauchée comme nombre de femmes pour taper des scénarios à la machine, mais donne assez peu de satisfaction à ses employeurs, se révélant une piètre sténographe. Volontaire et ambitieuse cependant, elle propose elle-même d’écrire des résumés de livres et autres ouvrages littéraires pour servir de base à des scénarios. Là, elle excelle et est très vite engagée comme scénariste puis « script girl« , celle qui s’assure sur le tournage que le script est strictement respecté. Toujours en quête d’évolution, avide d’apprendre, Dorothy Arzner devient monteuse puis chef monteuse en quelques mois. Le réalisateur de la Paramount, James Cruze, comprend qu’il y a en sa protégée des graines de génie lorsqu’il lui confie le montage du film Blood and Sand (Arènes sanglantes, 1922), avec la star du cinéma muet, Rudolph Valentino. Elle fait alors économiser des milliers de dollars au Studio en incorporant dans les scènes de tauromachie des images d’archives, permettant ainsi de doubler la longueur de ces scènes coûteuses et difficiles à réaliser. C’est une première dans l’histoire du cinéma qui, rappelons-le, est encore une invention jeune et tâtonnante, toujours à la recherche de progrès techniques pour devenir l’industrie extraordinaire d’aujourd’hui. Très impressionné par le talent inventif de sa monteuse, James Cruze décide de lui offrir la place d’assistante à la réalisation sur ses prochains films. D’abord heureuse de l’aubaine, Dorothy Arzner comprend vite qu’il ne s’agit pas là d’une marche vers le siège de réalisatrice qu’elle convoite mais bien d’une place « à côté » de (comprendre : en-dessous). Aussi, courtisée par le célèbre Harry Cohn des studios concurrents de la Columbia, qui a flairé le talent de cette jeune réalisatrice et scénariste, Dorothy Arzner fait pression sur la Paramount et obtient enfin le poste qu’elle estime à sa mesure, après avoir travaillé sur près de 50 films.
Elle écrit et réalise des « films de femmes », c’est-à-dire des mélodrames un peu attendus. Cependant Frivolités (Fashions for Women, 1927), son premier long-métrage, est un succès qui fait taire les réserves. Mieux, il offre en germe ce qui va faire la « marque » Dorothy Arzner : la mise en valeur des femmes (beaucoup deviendront des stars après être passées devant sa caméra) et un discours subversif contre le mariage et la société patriarcale. A titre personnel en effet, Dorothy Arzner est une femme qui « exhibait un style qui signifiait : lesbienne« , selon Judith Mayne, sa biographe. Elle porte des habits d’homme et les cheveux courts, ce qui est une manière très marquée et peu appréciée de s’affirmer dans un monde incroyablement machiste et fermé et, si elle ne fait pas étalage de sa sexualité, elle ne la cache guère. On lui prête des aventures plus ou moins longues avec certaines de ses actrices, notamment Alla Nazimova, jeune comédienne dont la beauté et le caractère bien trempé font la une des journaux, mais elle se met rapidement en couple avec Marion Morgan, une chorégraphe rencontrée sur un tournage. Ensemble elles collaboreront sur la plupart des films de Dorothy Arzner, jusqu’à la fin de sa carrière.
Après 4 films muets favorablement reçus par le public : Fashions for Women (1927), Ten Modern Commandments (1927), Il faut que tu m’épouses (Get Your Man, 1927) et Manhattan Cocktail (1928), Dorothy Arzner a l’honneur d’être la première à tourner un « talkie » (ou film parlant) à la Paramount ; il s’agit de Les endiablées (The Wild Party) en 1929. Côté scénario, ce n’est pas tout à fait une nouveauté, puisqu’elle a tourné la version silencieuse quelques années auparavant. Côté technique en revanche, c’est le grand bond dans l’inconnu ! En effet, la star de la Paramount, Clara Bow, parle avec un accent prononcé de Brooklyn et craint le passage au cinéma parlant. Sur le tournage, elle est pétrifiée : par son accent et par… les micros, qui sont alors fixes et obligent les acteurs à limiter leurs mouvements. C’est là que Dorothy Arzner a un coup de génie : elle invente tout simplement le micro perche en positionnant un micro au bout d’une longue baguette, permettant ainsi aux acteurs de se déplacer tout en restant audibles ! Autre marque de la « patte » Dorothy Arzner : elle ne cherche pas à changer Clara Bow ; elle s’appuie au contraire sur sa voix rauque et abrupte ainsi que sur son accent prononcé pour souligner le caractère du personnage.
Enfin, et c’est le troisième intérêt du travail de la réalisatrice, on trouve déjà les premières scènes homo-érotiques de son univers, ainsi que les discours de double-entente : si les discussions entre les jeunes filles de l’internat où se déroule l’intrigue sont hétérosexuelles en effet, les gestes et la mise en scène des corps délivrent un message que les gender studies, comme les études féministes, qualifient très clairement de lesbiens. La suite de ses films ne dément pas ces premières impressions. Dorothy Arzner est alors la seule à proposer des femmes fortes, debout, écartelées entre les injonctions familiales de la société et leur goût pour la liberté. Elle dénonce aussi, de manière subtile, l’emprisonnement des femmes dans des strates bien définies, la mobilité sociale n’étant alors possible que par le biais du mariage, institution que les films semblent défendre en première lecture, mais qui est en fait attaquée, ridiculisée ou montrée sans fard : c’est un contrat, un marché de dupes dont les femmes sortent mineures.
Ainsi en 1931, au plus fort de la grande Dépression, Dorothy Arzner tourne deux films qui illustrent son propos subversif. Il faut dire qu’elle s’est installée avec sa compagne l’année d’avant dans les hauteurs de Hollywood, et que la vie de couple nourrit son propos. Dans Honor Among Lovers, Claudette Colbert joue une secrétaire issue d’une classe moyenne mise à mal par la crise, employée par un héritier mondain. Tandis que celui-ci baguenaude de réceptions en voyages, elle le remplace habilement et prouve qu’elle peut tenir les rênes à sa place. A la fin, les deux protagonistes s’appellent par leur prénom, ce qui est le signe d’un respect mutuel autant que d’une reconnaissance de fait : son intelligence à elle rejoint, voire surpasse sont statut social élevé à lui. Dans Working Girls, Dorothy Arzner met en scène deux sœurs issues du monde rural et jetées dans la grande ville, d’autant plus hostile qu’on est en pleine crise. L’une fréquente un musicien de rue tandis que l’autre, plus évoluée, est présentée entre son patron (un médecin, qui tombe amoureux d’elle) et son amant, un homme peu fiable bien qu’issu de Harvard. Dans le premier couple, malgré l’insécurité des revenus, tout va naturellement à peu près bien. Dans le deuxième en revanche, la femme se heurte aux préjugés de classe et se retrouve jetée à la rue lorsqu’elle est enceinte hors mariage. Ce film dénonce assez clairement les liens du mariage, seule possibilité offerte aux femmes de progresser socialement, indépendamment de leur propre intelligence, et montre déjà la voie vers une communauté de femmes (ici des sœurs), où la bienveillance et l’entraide sont possibles, et dont les relations sont plus viables et plus libres que dans les couples mariés. Pour cette réalisation, Dorothy Arzner « dut se battre contre la censure à cause du traitement explicite de la grossesse (et donc du sexe) hors mariage« , dit Judith Mayne.
L’année d’après, Dorothy Arzner tourne son dernier film avec la Paramount. Là encore, elle aborde des thèmes dont les autres réalisateurs ne parlent pas et qui touchent pourtant la moitié de l’humanité occidentale, c’est-à-dire les femmes : l’adultère, le sexisme ambiant, le patriarcat, la maternité et autres problèmes sociaux quotidiens. Merrily We Go to Hell met en scène une innocente épouse dont le mari est alcoolique et adultère. On comprend vite avec elle que son époux ne changera jamais. Aussi, elle déclare le couple ouvert et vit pleinement une sexualité libre et épanouie ; où comment une oie blanche prend sa vie en mains… Le succès est mitigé mais les thèmes chers à sa réalisatrices sont pleinement exprimés. Peu après, Dorothy Arzner quitte la Paramount pour des raisons essentiellement financières : la crise de 29 a mis a mal le Studio, qui est au bord du dépôt de bilan et propose de revoir tous les salaires à la baisse (la Paramount sera sauvée finalement par l’arrivée de sa nouvelle star, Mae West).
Une autre raison peut être avancée : le Code Hays, écrit en 1930 et entré en vigueur en 1934, réduit considérablement le champ d’action des Studios et de leurs réalisateurs. Porté par des ultra conservateurs en réaction aux scandales qui ont émaillé le Hollywood des années 20, le Code interdit pêle mêle : la nudité, le « mélange des races« , la sueur, le sexe et l’adultère. Certains de ces thèmes sont strictement interdits, d’autres ont le droit d’être implicites, mais non visibles. D’autre part les crimes, les scènes d’attaque de banque, les explosions etc. ne doivent pas être complaisantes avec les bandits, afin que le public ne puisse les prendre en amitié. Enfin l’institution du mariage doit être absolument respectée et rien ne doit la salir ni la moquer. Cela permettra à certains réalisateurs d’inventer toute sorte d’ellipses (un bouchon de champagne qui saute pour évoquer un rapport sexuel) et de faire aller leur imagination pour contourner le Code, qui reste appliqué jusqu’en 1966, même s’il est quelque peu assoupli dès 1954. C’est dans ces circonstances que Dorothy Arzner quitte la Paramount afin de travailler en free lance. Pour autant, et c’est aussi ce que lui reprocheront bien plus tard certaines féministes, est-elle une rebelle féministe ou un pur produit (dupe) du système ? Car même après qu’elle a quitté la Paramount, Dorothy Arzner continue à travailler pour les studios, apportant ses compétences (et ses mélodrames) au plus offrant. Elle entre même à la Directors’ Guild of America (DGA) en 1936, le summum des patrons de Hollywood ! Le débat n’est pas absolument tranché. Une chose est certaine cependant : elle a été cocréatrice du star system tel qu’on le connaît aujourd’hui et c’est sous sa caméra que sont nées les plus belles étoiles. C’est elle en effet (flair lesbien ? Coup de génie ?) qui découvre Rosalind Russell, obscure comédienne de la MGM, pour en faire sa vedette en 1936 et la propulser dans la reconnaissance de tout un pays (Rosalind Russell sera ensuite nommée quatre fois aux Oscars dans sa longue carrière). Elle aussi qui a repéré Katherine Hepburn alors qu’elle castait dans un film du style de Tarzan. « Je marchais… Elle était accrochée à un arbre, vêtue d’une peau de léopard ! Elle avait un visage merveilleux et, en m’entretenant avec elle, j’ai senti qu’elle était la femme que je voulais pour Christopher Strong ». A l’époque, Katharine Hepburn n’est pas connue. Elle a reçu depuis 4 Oscars de la meilleure actrice (et elle n’est venue en chercher aucun !), ce qui en fait un record et « la plus grande actrice de légende du cinéma américain » selon l’American Film Institute (1999).
En 1933, lorsqu’est tourné Christopher Strong (La phalène d’argent), l’entente entre les deux femmes sur le plateau est des plus déplorables. Doté d’un caractère fort, K. Hepburn ne cesse de se plaindre au directeur de la RKO, qui la renvoit sur sa réalisatrice. Finalement, elles parviennent à établir une relation de travail respectueuse quoique froide et distante. Le film ainsi réalisé n’est pas des plus féministes… en apparence. Car en dépit d’un propos sombre et d’un suicide final, K.Hepburn y joue quand même une aviatrice très crédible et ce malgré la rareté du métier au féminin à l’époque ; de plus, son apparition dans un costume de phalène tout en satin la sublime complètement, en plus de porter deux discours, comme toujours chez D.Arzner : c’est d’abord une image, celle d’une actrice indifférente aux conventions, et ensuite un message : ces femmes, Cynthia/Katharine Hepburn et Dorothy Arzner, sont déterminées à être elles-mêmes malgré toutes les injonctions sociétales contradictoires.
En 1936, Dorothy Arzner décide de reprendre une pièce de théâtre écrite 11 années plus tôt par George Kelly, qui a reçu le prix Pulitzer, et d’en faire un film. Comme toujours, la réalisatrice décide de subvertir une œuvre classique et mysogine en détournant subtilement le message d’origine. Dans le Craig’s Wife initial, tout est fait pour qu’on déteste cette femme qui épouse le protagoniste, M.Craig, pour se mettre à l’abri et passe donc une sorte de contrat avec lui (ou plutôt à son insu), devenant à l’intérieur de la maison une véritable hyène rigide et dénuée de sentiments. Évidemment, Dorothy Arzner ne peut souffrir le propos et le détourne. Elle rapporte ainsi une entrevue avec George Kelly à propos de son héroïne ; elle lui dit : « J’ai visualisé un M.Craig quelque peu dominé par sa mère, c’est pourquoi il tombe amoureux d’une femme plus forte que lui. Pour moi, il devrait tomber à genoux de gratitude pour Mme Craig parce qu’elle fait de lui un homme. « Quand j’eus dit ça à Kelly, il se redressa de toute sa hauteur et me dit : « Ça n’a rien à voir avec ma pièce. Walter Craig est un gars gentil et Mme Craig une traînée. » Puis il est parti. Ce fut le seul contact que j’eus avec Kelly. » Dans le film, la critique du mariage est subtilement amenée par le jeu nuancé de Rosalind Russell, qui passe de la figure d’une Médée vengeresse en femme blessée presque attachante.
L’année 1937 marque le début de sa collaboration avec une autre star de Hollywood : Joan Crawford tourne pour la MGM dans un film assez ordinaire mais célèbre, La mariée était en rouge (the Bride wore red). Trois ans plus tard, Dorothy Arzner tourne son avant-dernier film, très féministe celui-là, où deux danseuses dépassent leur rivalité pour prendre conscience de leur force de femmes contre les hommes. Dans une scène restée célèbre, la jeune Maureen O’Hara alias Judy, attire à elle le regard du public, essentiellement masculin, pour le lui retourner et lui faire prendre conscience en substance de son voyeurisme avide.
1943, Dorothy Arzner signe son dernier film… en collaboration avec Charles Vidor. En effet, une pneumonie l’affaiblit sur le tournage et le Studio s’empresse de la licencier. Le système machiste contre lequel elle a lutté de l’intérieur toute sa carrière durant vient de la rejeter définitivement. Elle tourne encore un film de soutien aux forces armées féminines américaines ainsi que des films publicitaires, notamment pour Pepsi, avec Joan Crawford en égérie, pas tant parce qu’elles sont amantes, comme le prétend la rumeur, que parce que le mari de Joan Crawford est le patron de la firme Pepsi-Coca. À 46 ans, Dorothy Arzner possède toute l’expérience d’une carrière réussie. Elle qui avait dit : « Quand j’ai commencé à travailler pour les Studios j’ai pris ma fierté, j’en ai fait une jolie petite boule et je l’ai jetée par la fenêtre« , ne veut plus se battre contre un système devenu de plus en plus rigide et masculiniste. De plus, l’arrivée de Mac Carthy en 1950 aurait fait de cette lesbienne à Hollywood une cible de choix.
À partir de 1943 jusqu’à sa mort en 1975, Dorothy Arzner enseigne l’écriture de scénarios et la réalisation à l’université de Californie (UCLA), où elle a pour élève un certain Francis Ford Coppola. À sa mort, la guilde des réalisateurs lui rend un hommage appuyé pour l’ensemble de sa carrière. Durant la cérémonie, un télégramme est lu : « N’est-il pas merveilleux que vous ayez eu une carrière si éblouissante alors que vous n’aviez même pas le droit d’en avoir une du tout ? » Il est signé Katharine Hepburn ! En 1986, une étoile sur le Hall or Fame d’Hollywood Boulevard est dédiée à Dorothy Arzner.
Aujourd’hui, les gender studies redécouvrent une femme d’exception et quelques copies de ses films sont rééditées. Cent ans après le début de sa carrière, Dorothy Arzner sort enfin de l’oubli.
Par Véro Boutron
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