Mise à jour 25 octobre 2021 : Google célèbre aujourd’hui le 127e anniversaire de Claude Cahun avec un doodle.
De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.
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Suite de notre série de portraits avec celui de Claude Cahun publié initialement dans le numéro 24 de Jeanne Magazine.
Fille de Maurice Schwob, directeur et rédacteur du journal républicain le Phare de l’Ouest, nièce du romancier Marcel Schwob et petite fille de Mathilde Cahun, femme de tête juive et lettrée, Claude Cahun, de son vrai nom Lucie Schwob naît à Nantes le 25 octobre 1894. Élevée dans un milieu intellectuel et bourgeois ouvert, et dotée d’un intellect vite qualifié de précoce, nourrie de lectures abondantes et multiples, Lucie passe pourtant une enfance malheureuse et solitaire entre rejets et incompréhensions. Il faut préciser que sa mère, Marie-Antoinette, est victime de graves accès de neurasthénie et sera enfermée définitivement pour folie avant les 12 ans de sa fille. Lucie, se sentant souvent de trop dans ces histoires d’adultes qui se déchirent, « disparaît à elle-même » et s’interroge déjà sur l’identité. De plus dans les années 1905-1907, l’antisémitisme prend en France un mauvais visage et elle subit des actes violents dans la cour de l’école en raison de sa judéité. Nous sommes alors en pleine Affaire Dreyfus et son père décide de l’envoyer une année dans le Kent, dont elle reviendra bilingue en 1908.
L’année suivante, elle rencontre Suzanne Malherbe, fille d’amis de la famille, son aînée de deux ans dont elle tombe follement amoureuse. Elles ont alors 15 et 17 ans et commencent une liaison intime et clandestine jusqu’à ce que Maurice Schwob épouse la mère de Suzanne en 1917. Elles deviendront alors sœurs par alliance…et amantes pour la vie.
En 1914, elles font leurs débuts au Phare de l’Ouest : Lucie écrit tandis que Suzanne crée des illustrations. Lucie écrit également de courts textes au Mercure de France sous le pseudonyme, déjà, de Claude Courlis, avant de les reprendre et de les publier sous le titre Vues et Vision en 1919, dans un ouvrage signé Claude Cahun et illustré par Suzanne Malherbe. Toutes deux se font un nom dans le milieu artistique nantais, sous l’œil protecteur et bienveillant de M. Schwob qui couve mal sa fille dont il freine les élans, par peur pour sa santé physique (Claude est plutôt chétive) et mentale vers à peu près tout ce qui pourrait l’intéresser. « Il m’aimait absurdement mais tendrement« , dira-t-elle.
1920 inaugure un nouveau cycle pour celles qui signent désormais Claude Cahun et Marcel Moore : elles s’installent à Paris où Suzanne-Marcel s’inscrit aux Beaux-Arts tandis que Claude Cahun s’engage dans des écrits et surtout des photographies autour du double, de l’ambivalence sexuelle, du travestissement et de la subversion des genres. À la recherche d’elle-même sans fard ni discours, elle met en scène son corps (dans ce que l’on appellerait aujourd’hui une performance) en se rasant cheveux et sourcils par exemple ou en laissant son abondante chevelure, tantôt brune tantôt blonde, suggérer une féminité construite. Ses métamorphoses violentes et permanentes interrogent le genre, le moi et manifestent une recherche infinie d’elle-même. « Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours« , note-t-elle.
Entre 1923 et 1930, elle se lie avec Adrienne Monnier et Sylvia Beach, avec Henri Michaux, dont l’amitié ne se démentira jamais, avec René Crevel, avec Robert Desnos… Elle s’essaie aussi au théâtre ésotérique puis avec la troupe du Plateau : « Moments les plus heureux de toute votre vie. – Le rêve. Imaginer que je suis autre. Mon rôle préféré. »
Elle publie en 1925 Héroïnes, un livre humoristique de contes détournés où le paradoxe est mis à nu et les conventions mises à mal. Parallèlement, elle s’investit plus que jamais dans l’exploration de l’intime en continuant d’inventer une géographie poétique très personnelle au narcissisme assumé. Cette « volonté de changer, de se refaire » est une nécessité, un impératif intérieur afin de faire de soi, de sa vie, une œuvre d’art. Cela aboutit à la publication en juin 1930 d’un essai-poème autobiographique, Aveux non avenus, entre symbolisme et surréalisme, déjà, transgressif et onirique. La maquette est signée Claude Cahun et Marcel Moore et plusieurs photomontages et illustrations font de ce livre un très bel objet. Hélas le succès est plutôt d’estime tant Claude Cahun est, en quelque sorte, en avance sur son temps ! Deux ans plus tard, elle se politise en adhérant à l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), organe du PC soviétique mené par Aragon afin d’initier la dictature du prolétariat par l’éducation des masses, tandis qu’André Breton avait créé dès 1925 l’AAER, considérée comme dissidente. Après sa rencontre en 1932 avec Breton, qu’elle aime et admire follement, elle quitte l’AEAR avec Suzanne et écrit, pour celui dont l’amitié va lui devenir chère, Les paris sont ouverts, un tract-pamphlet dans lequel elle interpelle Aragon et dénonce la position du PCF. Cet acte fort signe son entrée chez les Surréalistes où elle est la seule femme, individualiste, différente (elle est un peu plus âgée), extravagante même, parmi tous ces hommes. Jusqu’à la veille de la guerre, elle s’engage ainsi, avec le mouvement Contre Attaque mené par Bataille et Breton, contre tous les fascismes et nationalismes d’Europe. C’est aussi une période riche de créations (une exposition d’objets photographiques à Paris, des illustrations d’un recueil de poèmes pour enfants, Cœur de Pic) et foisonnante de prises de position dans lesquelles elle se démarque sans cesse par son indépendance d’esprit et son excentricité. Elle défend en effet le droit d’être soi, autre, hors étiquettes et toujours en construction. Elle écrit : « Je vais là où je suis, je n’y suis pas encore. »
Peu avant la guerre, Claude Cahun achète assez subitement une maison à Jersey appelée la Rocquaise. De 1937 à 1940, elle y reçoit ses amis avec quiétude et s’essaie à mille poses et montages photographiques dont il reste une œuvre abondante. Le 28 juin 1940 cependant, les Allemands bombardent Jersey. La réaction de Claude Cahun est immédiate : ce sera l’insoumission, l’insubordination et la résistance. « Nous avons eu pendant quatre ans une activité surréaliste militante comme nous avions voulu en avoir lors de Contre Attaque. » Elle a « un sentiment de responsabilité écrasant » et décide d’agir. Durant toute la guerre, bientôt suivie de Suzanne, elle crée un nouveau personnage : le soldat sans nom qui appelle, sous forme de plis, d’affiches et de tracts détournés, de petits mots glissés dans les poches nazies, rédigés dans leur langue (l’allemand est la langue maternelle de Suzanne) à la sédition et à la rébellion et qui sèment le doute, quand ce n’est pas la panique, dans les rangs ennemis. Claude Cahun subit un premier interrogatoire en mars 1943 et est vite relâchée. Cependant les soupçons font leur chemin, lentement certes, car l’activité d’anti-propagande des deux amantes est si frénétique (elles travaillent toutes les nuits) que les nazis pensent à un véritable réseau plutôt qu’à deux quinquagénaires à l’air inoffensif. Elles sont pourtant arrêtées le 25 juillet 1944 et condamnées à mort le 16 novembre. Elles tentent alors de se suicider au gardénal mais échouent. Suzanne essaie même plus tard de se tailler les veines, sans plus de réussite. En prison, elles communiquent
secrètement – et vertement – et se montrent exemplaires pour les autres prisonniers. Les nazis sont déconcertés par ces deux femmes et quelque peu embarrassés. Finalement, Jersey est libérée début mai 1945 et à sa sortie Claude Cahun s’empresse de poser pour la postérité, un fichu sur la tête et, entre les dents, les ailes retournées qu’un prisonnier allemand lui a données. « À la libération, ma réaction a été telle qu’elle frisait la démence : il me fallait m’exprimer subversivement. »
Elles retrouvent leur maison pillée ; des centaines de photos et carnets ont disparu, brûlés pour pornographie ou volés, ainsi que du mobilier et des objets d’art. Claude Cahun prend des nouvelles de ses anciens amis, dénombre ses morts et perpétue son art en façonnant un scrap book commencé pendant la guerre. Elle commence également la rédaction d’un gros manuscrit (inachevé) : Confidences au miroir, et réalise encore des autoportraits photographiques. En 1951, elle et Suzanne reçoivent la Médaille d’Argent de la Reconnaissance Française. C’est peu compte tenu des stigmates qu’a laissés la guerre sur Claude Cahun : amaigrie, fatiguée et usée, elle est sujette à des crises de neurasthénie et d’autres maux. Elle fait de courts séjours à Paris pour s’y faire soigner mieux mais s’éteint à Saint-Hélier, Jersey, le 8 décembre 1954.
Claude Cahun, quasi inconnue de son vivant, oubliée de nombreuses années après sa mort, a été redécouverte au milieu des années 80 seulement. On a alors mis à jour une formidable œuvre photographique, dont on sait qu’elle n’est qu’une partie de la somme monumentale pillée ou détruite pendant la guerre.
L’œuvre, comme l’auteure, restent aujourd’hui inclassables. Ni lesbienne ni féministe, ou tout cela à la fois, Claude Cahun n’a eu de cesse de chercher le soi par la subversion des valeurs morales et l’ironie mordante. Avec audace, elle a contesté tous les genres, classifications et conformismes. En s’autorisant une exceptionnelle liberté, elle a vécu exactement comme elle l’entendait.
« Je ne voudrais coudre, piquer, tuer, qu’avec l’extrême pointe. Le reste du corps, la suite, quelle perte de temps ! Ne voyager qu’à la proue de moi-même. »
Par Véro Boutron
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