De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.
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Suite de notre série de portraits avec celui de Violette Leduc publié initialement dans le numéro 28 de Jeanne Magazine.
Thérèse, Andrée, Violette Leduc naît à Arras le 7 avril 1907 de Berthe Leduc et André Debaralle, un grand bourgeois de province qui ne reconnaît pas sa fille. Ainsi mal accueillie dans une famille alors scandaleusement monoparentale, elle est « la bâtarde », celle dont le père « est un inconnu qui coule dans [ses] veines » ou pire, dans le style cru qui caractérise ses écrits « un jet de sperme, qui ne s’est voulu que cela après [sa] naissance (…) ». C’est là un drame, une honte qui entachera toute sa vie et donnera le titre choc de son premier succès littéraire.
L’autre drame de Violette Leduc, c’est son visage « brutalement laid », comme l’écrivit Simone de Beauvoir, affublé d’un gros nez, de lèvres obscènes et posé sur un corps de mannequin. Suffisamment intelligente pour le savoir, elle en souffre toute sa vie, sans cesse en mal d’amour et de reconnaissance, qu’elle va obstinément chercher auprès d’hommes homosexuels.
C’est donc ainsi, dans une famille réduite à sa mère, froide et distante, et à sa grand-mère Fidéline, heureusement aimante protectrice de sa petite-fille, que Violette Leduc grandit, seule, isolée et accablée par les peurs et les angoisses de sa mère quant à la sexualité. De cette mère qui vécut la honte d’être fille-mère, Violette écrit : « Elle m’a retirée du monde, de l’amour productif et de la reproduction insouciante quand j’avais huit ans. La description qu’elle m’a faite des dangers du sexe vaut celle du monstre de l’Apocalypse. J’ai eu peur définitivement. » Etouffée, mal aimée, elle ne doit la fin de sa solitude qu’à son entrée au pensionnat au collège de Valenciennes. En effet, malgré la rencontre de sa mère, en 1913, avec Ernest Dehous, (père lui même d’une fille) puis de son mariage quelques années plus tard, elle est rejetée car trop encombrante pour cette femme, laquelle étouffe puis repousse sans cesse le fruit honteux de ses amours interdites.
En 1924, elle a dix-sept ans et rencontre, au lycée de Douai où elle est entrée en pension, Isabelle P., sa première amante. Trois jours et trois nuits de folle passion et de découverte nerveuse de leur sexe, de leur intimité alliant le sensuel au brutal et du scandale que suscite une telle union seront relatés avec toute la crudité et la précision qui caractérisent l’écriture de Violette Leduc en… 1966 sous le titre Thérèse et Isabelle, après avoir été censurés pendant plus de 12 ans par les éditions Gallimard.
L’année d’après au collège de Douai, elle rencontre Denise Hertgès, surveillante, qui devient son amante. Elles sont découvertes et le scandale éclate : elles sont alors expulsées du collège. En 1926, Violette suit le couple maternel à Paris, où elle passe le baccalauréat au lycée Racine ; elle échoue à l’oral et décide d’interrompre ses études.
De 1927 à 1935, Violette Leduc vit avec Denise à Vincennes, ouvertement. Période délicate de construction de son identité, période riche en expériences. Elle rencontre Jacques Mercier, qu’elle épousera en 1939, après une période de silence de neuf ans. D’abord échotière chez Plon, où elle côtoie de nombreux écrivains de la célèbre maison d’édition, elle entre ensuite comme scénariste chez Synops, en 1936 après sa rupture avec Denise. Là, elle croise Maurice Sachs, écrivain et critique littéraire, pour lequel elle développe une véritable passion. Ce dernier, homosexuel, ne peut répondre à cet encombrant hommage mais soutient ardemment Violette Leduc et l’encourage à écrire.
En 1940, après un mariage aussi fugace que raté avec Jacques Mercier, elle vit entre le petit réduit de la rue Paul Bert, dans le XIè arrondissement de Paris et Anceins, en Normandie, où elle et, dans un premier temps (avant qu’il ne rejoigne le service des travailleurs volontaires en Allemagne) Maurice Sachs, font du marché noir. Véritable trafiquante, Violette Leduc est arrêtée plusieurs fois. Maurice Sachs quant à lui, propose à Violette de demander à un médecin peu regardant un certificat de grossesse afin de pouvoir s’enfuir d’Allemagne. Après avoir accepté, Violette Leduc se rétracte dans des circonstances assez troubles et Maurice Sachs meurt en Allemagne en 1945.
C’est en février 1945 que commence pour Violette Leduc une carrière d’écrivain. Après avoir lu un ouvrage de Simone de Beauvoir, follement éprise de l’élégance, de la beauté et de l’intelligence de l’écrivaine-philosophe, Violette Leduc dépose le manuscrit de ce qui deviendra L’Asphyxie, son premier roman autobiographique, sur le palier de Simone de Beauvoir qui pressent habilement le talent brut d’une écrivaine hors du commun. A la fin de l’année 45, quelques extraits de L’Asphyxie sont publiés dans la revue Les temps Modernes et, en mai 1946, Albert Camus sort le livre dans la collection Espoirs qu’il dirige chez Gallimard. Encensée par Camus, adorée par Nathalie Sarraute, appuyée par Simone de Beauvoir, l’œuvre passe relativement inaperçue auprès du public. Pourtant, dès le 9 décembre, Albert Camus réclame un autre livre : « N’avez-vous rien de prêt qu’on puisse publier après L’Asphyxie ? », demande-t-il en effet dans une lettre.
C’est Jean Genet, « bâtard » comme elle, homosexuel comme Maurice Sachs, qui l’encourage à publier, chez son propre éditeur, son second ouvrage : L’Affamée, une longue lettre poétique adressée à « Elle » ou « Madame », alias Simone de Beauvoir, que Violette Leduc aime d’un amour éperdu et tout à fait déraisonnable. Cependant entre le Castor et la Bâtarde, une amitié indéfectible est née. De Simone de Beauvoir, Violette Leduc dira souvent en interview qu’elle lui doit tout. Elles se voient tous les 15 jours pendant quelques heures, et ces moments sont pour l’écrivaine un moteur inégalable et pour Simone de Beauvoir l’occasion sans cesse renouvelée de soutenir mais aussi couper, critiquer et améliorer le travail de Violette Leduc. De son mentor, cette dernière écrit : « Elle travaille beaucoup. Le quotidien ne la grignote pas. Je m’accrocherai à sa qualité : je suis sauvée d’avance. Je m’approcherai si je travaille. Je disparaîtrai si je ne travaille pas. Devenir exceptionnelle pour la retenir un peu. On a piqué des ailes à mes efforts quand je la quitte. »
Mais elle sait s’adresser directement à elle, sans détour, notamment à propos des passages du Deuxième Sexe la concernant : « Je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir citée plusieurs fois. C’était le moment pendant lequel vous écriviez mon nom dans un livre grave qui me touchait. Si vous saviez comme j’ai toujours peur de vous déplaire, de vous accabler. Je vous aime, vous le sentez que c’est vrai, que je vous aime. »
Parfois harcelée par sa protégée, dont les délires paranoïaques ne vont pas tarder à poindre, exaspérée aussi à d’autres moments, Simone de Beauvoir apporte pourtant un soutien sans faille à Violette Leduc, allant jusqu’à lui faire attribuer une petite allocation, sur ses fonds propres et de façon anonyme, par Gallimard.
En mai 1954, toujours appuyée par Simone de Beauvoir et Sartre, Jean Genet, Albert Camus mais aussi Jacques Guérin, un riche industriel, collectionneur et homosexuel, Violette Leduc publie Ravages. Malgré le soutien de Simone de Beauvoir, le livre, lu par un cercle de lecture entièrement masculin chez Gallimard, est amputé des 150 premières pages, qui décrivaient les amours saphiques de Thérèse et Isabelle, ainsi qu’une partie de la scène –crue, clinique- de l’avortement que l’auteure a subi, à cinq mois et demi de grossesse, et dont elle a failli mourir. « Assassinat », « massacre », les mots de Violette Leduc ne seront pas assez forts pour exprimer sa révolte et son dégoût des conventions. « Le début supprimé, la suite n’aura pas de poids. Thérèse manquera de pesanteur. Il s’appelait Ravages […] je ne guérirai pas de notre amputation » Elle se sent humiliée et niée dans son identité de femme, puisque c’est en tant que telle qu’on veut la faire taire, elle et ses expériences interdites, elle dont l’écriture est jugée trop violente, alors que dans le même temps, Jean Genet a publié des écrits tout aussi violemment obscènes. « J’essaie de rendre le plus exactement possible, le plus minutieusement possible les sensations éprouvées dans l’amour physique. Il y a là sans doute quelque chose que toute femme peut comprendre. Je ne cherche pas le scandale mais seulement à décrire avec précision ce qu’une femme éprouve alors […]. » Même si Jacques Guérin lui offre l’année suivante, en guise de « petite consolation » une édition très limitée de l’intégrale de Thérèse et Isabelle diffusée dans un cercle restreint à destination de collectionneurs, Violette Leduc ne se remet pas de l’affront et entre six mois en clinique afin de soigner ses troubles maniaco-dépressifs d’une cure de sommeil, puis dans une maison de repos pour quelque temps supplémentaire.
Après la publication de deux nouvelles assez étranges en 1958, Boutons dorés et La vieille fille et le mort, Violette se remet à écrire entre la rue Paul Bert et Faucon, dans le Sud (où elle achètera une maison) pour s’atteler au troisième opus de sa biographie (après L’Asphyxie et Ravages). Quelques extraits paraissent dès 1960 dans Les Temps Modernes, mais c’est en 1964 qu’est publiée La Bâtarde, chez Gallimard. Âprement défendue par Simone de Beauvoir au sein du comité de sélection, accompagnée d’une préface dithyrambique et argumentée de la même, l’œuvre connaît un succès immédiat et consacre enfin Violette Leduc comme un grand écrivain. Elle a alors 57 ans ! La « sincérité intrépide » (Simone de Beauvoir) qui caractérise l’œuvre emporte presque l’adhésion du jury du Goncourt, frôlé et raté de peu l’année d’après. Violette Leduc n’est pas moins seule qu’avant mais vit désormais un peu plus à l’aise matériellement et quittera bientôt le petit réduit de la rue Paul Bert. « C’est vrai que le succès de La Bâtarde est un peu un succès vulgaire. Je ne suis pas assez sotte pour l’ignorer. Mais je m’en console. Moi, je n’y ai mis aucune vulgarité et, à cause de La Bâtarde, bientôt des femmes écriront des livres peut-être bien meilleurs que le mien et oseront dire davantage. »
L’année suivante est marquée par deux drames, malgré une vie mondaine engagée après le succès de La Bâtarde : la rupture avec Jacques Guérin d’abord, puis l’annonce d’un cancer du sein.
1966 a un goût de revanche pour Violette Leduc : l’intégrale de Thérèse et Isabelle est enfin publiée ! Certes, il existe une intégrale plus inclusive et plus proche de ce qu’avait écrit l’auteur en prélude à Ravages, publiée elle en 2000, cependant l’essentiel du texte y est. Les lecteurs sont enfin prêts à accepter de connaitre les amours passionnées et brutales de deux adolescentes : « Parler de nos doigts ? Le spasme n’est pas un cours de catéchisme. L’indicible diffusion, l’indicible confusion. Je n’y parviendrai pas. […] En somme, tu conteras fleurette aux sensations… Ne me demandez pas de transporter la brise dans un panier… C’est une fugitive, cette sensation, je ne peux pas l’arrêter au passage. Deux adolescentes seront engluées dans tes confitures… Nous étions des guerrières, nous combattions pour défaillir. Le sexe n’est pas charmant, le sexe n’est pas exquis. […] Combien je voudrais notre viande nue sur la feuille de cahier. », écrit-elle. Le succès de l’œuvre égale celui de La Bâtarde, et l’ouvrage est réimprimé.
En mars 1970 paraît La folie en tête, puis en juin 1971, Le Taxi, récit autobiographique d’un couple qui fait l’amour à l’arrière d’un taxi (en réalité Violette Leduc et son mari) mais déplacé sur le plan de l’inceste puisque les protagonistes sont frère et sœur. C’est là le dernier scandale de Violette Leduc, du moins de son vivant. En 1973 en effet, son dernier livre paraît de façon posthume ; c’est La chasse à l’amour, préfacé et édité par Simone de Beauvoir, héritière des droits moraux, où sont narrées les amours et relations sexuelles qu’entretint l’auteure vieillissante avec un jeune maçon auprès duquel elle s’humilia.
Entre temps, Violette Leduc s’est éteinte à Faucon le 28 mai 1972. L’écrivain et alors jeune critique Salim Jay lui rendit hommage ainsi : « On s’est plus ou moins aperçu de son vivant qu’elle était parmi les plus grandes, qu’il y avait quelque chose en elle de virulent et de sans rival (…) Mais qui nous donnera, maintenant qu’elle est morte, partie en terre, avec son gros nez qui lui faisait horreur et ses gros livres qui pesaient sur sa route et la nôtre, qui nous donnera encore la surprise de découvrir parmi quatre cents pages éreintantes d’étonnements, l’Etonnement majeur : un proche ? »
Par Véro Boutron
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