L’extrait que nous publions ici présente les parcours de vie de 14 femmes qui s’auto-identifient comme bisexuelles, ayant vécu des épisodes de biphobie. Un article, publié dans les numéros de juillet et d’août de Jeanne Magazine, issu du mémoire de Master 2 en sociologie du genre et de la sexualité d’Aube Bresson. Dirigé sous la direction de Mathieu Trachman à l’EHESS, il a été soutenu en juin 2017, sous le titre : Stigmatisation envers les femmes bisexuelles : la biphobie.
Les parcours socio-sexuels de ces femmes bisexuelles âgées de 20 à 62 ans sont extrêmement variés, de même que leur manière de concevoir leur bisexualité : en célibat ou en couple, dans des situations parentales ou pas, avec des trajectoires plutôt hétérosexuelles ou plutôt homosexuelles ou bien équilibrant les deux, suivant les codes de l’exclusivité sexuelle et sentimentale ou pas. Leurs points communs sont, outre leur nationalité française et leur origine européenne (sauf deux cas), leur milieu socio-culturel moyen ou élevé, souvent corollaire d’un bon niveau d’études. (…)
De la découverte à la définition de la bisexualité
Le mot « bisexualité », soit sexualité orientée vers les deux sexes, n’est pas tout de suite allé de soi dans l’histoire des enquêtées. Certaines ont témoigné de l’ignorance de ce terme qui les a empêchées de définir leur sexualité. En général, ce sont les premiers sentiments amoureux ou bien les premières attirances ou expériences sexuelles avec une partenaire du même sexe qui déclenchent des questionnements sur son orientation. On finit par se demander si on ne serait pas un peu bisexuelle… Bisexuelle, et non lesbienne, puisque les émotions saphiques vont ici de pair avec des relations intimes satisfaites avec les hommes. De là à ce qu’on arbore sa bisexualité comme un étendard, il s’écoule parfois un temps très long. Voici l’expérience d’Inès, la plus âgée du groupe, qui a développé durant sa jeunesse de grandes amitiés romantiques et platoniques avec des amies : c’était en fait de l’amour, me confie-t-elle. Ce n’est que plusieurs décennies après qu’elle s’est définie comme bisexuelle : « J’ai toujours été bie, mais je ne l’avais pas compris ». Amanda a mis quelques années à se rendre compte que la fascination puissante et étrange qu’elle éprouvait pour une camarade de fac était le signe qu’elle était bisexuelle. Avant, elle ne définissait pas son orientation sexuelle : « J’étais juste une fille qui allait avec des mecs, comme le font les autres. ». Quant à Laurence, c’est son double coup de foudre bi à 18 ans qui l’a mise sur la bonne piste, mais c’est sa double aventure avec une femme puis avec un homme à 35 ans qui lui a permis de confirmer sa bisexualité. Là, sans sentiments ni pour l’un ni pour l’autre, elle a voulu la « tester empiriquement », comme elle dit, et elle a apprécié autant l’expérience sexuelle avec les deux. Avoir plus tôt connaissance de l’identité bie aurait simplifié sa vie ; c’est pourquoi elle a longtemps maudit ses attirances bisexuelles qui compliquaient les choses : « J’en ai trop pleuré ». A présent, elle affirme fièrement : « On ne m’enlèvera pas cette liberté d’être qui je suis. » Toutefois, avoir conscience qu’on peut aimer les femmes (du moins une femme), a pu amener certaines à se tromper d’orientation sexuelle, à se dire hétéro malgré tout ou alors homo, avant de réaliser qu’elles étaient bisexuelles. Alice, qui sortait avec sa meilleure amie au lycée, a pris cette situation pour une exception dans son hétérosexualité, au début, car comprendre qu’on avait le droit d’être différent a été plus laborieux pour elle que pour sa petite amie lesbienne, du fait qu’elle avait une sexualité double, une identité moins connue. Et puis elle s’est révélée bie : « Je ne peux pas être non hétéro et non lesbienne ! » C’est aussi le cas de Dany qui a alterné plusieurs fois relations avec des hommes où elle se définissait comme hétéro, et relations avec des femmes où elle se définissait comme homo, avant de cesser de jongler et de se dire tout simplement qu’elle était bie, ce qui lui permettait d’intégrer les deux sexes. Mandala, elle, a été troublée par une femme dans son milieu professionnel à l’âge de 30 ans, et après avoir consulté Internet et tapé le mot « bisexualité », elle a très vite contacté l’association Bi’Cause. Ainsi, des enquêtées assez jeunes et militantes, comme Roxane et ses 20 ans, Marie et ses 22 ans, ont pu plus rapidement et facilement se définir comme bies (mais pas toujours dans l’immédiat), les représentations sociales modernes aidant. Roxane : « Je suis tombée amoureuse d’une fille, et là je me suis vraiment dit : ‘’je suis bisexuelle’’. Je ne me suis pas dit : ‘’je suis lesbienne’’. Je me suis dit : ‘’je suis bisexuelle’’ et j’avais raison. » Marie : « C’est vers 18 ans que j’ai pris conscience que c’était quelque chose qui existait. Que c’était une orientation sexuelle valide. Du coup, c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à m’approprier ce mot. » Nous pouvons à présent, de même que les enquêtées l’ont fait, en donner une définition théorique : « Etre bisexuel, c’est quelqu’un qui peut être amoureux, ressentir du désir ou avoir des rapports avec une personne de sexe différent ou du même sexe. Pas forcément en même temps. Cela peut impliquer une préférence pour l’un ou l’autre sexe. » Au-delà d’une bisexualité perçue comme un peu binaire, qui est l’attrait pour les personnes des deux sexes, les enquêtées ont fait émerger le concept de pansexualité, qui est l’attirance pour des personnes indépendamment de leur sexe et de leur genre. Si Georgette explique qu’elle est tentée par les femmes et les hommes cisgenres et non transgenres, d’autres acceptent de sortir des bornes sexuées, comme Lune : « S’il faut choisir une case, je dirais que je me définis comme pansexuelle ». Amanda va même jusqu’à se dire « omnisexuelle », c’est-à-dire qu’elle peut aimer tous les humains adultes. Mais pour beaucoup, comme Léna ou Marie, le terme « bi » est un peu plus médiatisé, moins invisibilisé et politique. C’est pourquoi elles préfèrent l’utiliser plutôt que « pan ».
Des trajectoires et des préférences diverses
Une diversité sexuelle est présente, chez les enquêtées, à travers leur préférence quant au sexe de leur partenaire. Certaines disent préférer les hommes (bisexualité qui va vers l’hétérosexualité), d’autres les femmes (bisexualité qui va vers l’homosexualité), mais la plupart considèrent aimer autant les deux genres (bisexualité équilibrée à l’indice médian sur l’échelle de Kinsey), ce que confirment ces témoignages : Lune « J’aime autant les deux » ; Roxane : « Mon attirance est genrée, mais ça ne veut pas dire que j’ai une préférence. Ça peut être par périodes. Il y a des périodes où je vais plus pencher vers le masculin ou le féminin ». D’autres restent en retrait, comme Léna, qui dit ne pas savoir. D’autres enquêtées expriment une préférence différenciée selon les critères de la sentimentalité ou de la sexualité : par exemple Amanda aime autant les deux sexuellement, mais préfère les femmes sentimentalement : « J’ai bien aimé avoir des petits amis. Cependant je préfère passer ma vie avec une femme. Il n’y a pas une sentimentalité et une confiance suffisante avec un homme. Mais j’apprécie la sexualité autant avec les deux, bien que ce soit très différent. » Pour Marie c’est l’inverse : « Je pense tomber amoureuse de la même manière des hommes et des femmes. Globalement au niveau sentimental, je ne fais pas trop de différence. Après je sais qu’au niveau sexuel, quand il n’y a pas de sentiments, je préfère les hommes. » Il est intéressant de mettre en relation les préférences exprimées quant au sexe des partenaires avec l’ensemble de la trajectoire amoureuse et sexuelle des enquêtées, et notamment leur situation conjugale au moment de l’interview. Six enquêtées, la majorité, étaient en couple avec un homme, trois avec une femme et trois étaient célibataires. Cela ne reflète pas nécessairement une préférence pour le sexe masculin, mais le hasard des rencontres. Le fait qu’il y ait une majorité d’hétérosexuel-le-s dans notre société facilite leur mise en couple avec l’autre sexe, tandis que la rencontre avec le même sexe, avec d’autres bisexuelles ou des lesbiennes, passe souvent par la fréquentation des lieux communautaires LGBT, sauf exception. La logique voudrait que les enquêtées qui préfèrent les hommes soient avec le sexe masculin et que celles qui préfèrent les femmes aillent avec le sexe féminin. Par exemple, Inès a eu de longues histoires avec des hommes, dont trois mariages, qui se sont tous terminés. Sa trajectoire amoureuse, et la personne avec qui elle est unie actuellement dans un couple non cohabitant, un homme hétérosexuel, correspond à sa préférence pour les hommes, avec qui elle se sent plus à l’aise. « Avec les femmes pour moi c’est compliqué. […] Les liens affectifs ne sont pas évidents. L’affection d’une femme pour moi, j’ai du mal à l’accepter. » Elle s’est même demandé si elle était une vraie bie et pas une hétéro libertine qui a pris du plaisir avec d’autres femmes : mais maintenant, elle en est sûre, c’est oui ! Or son cas de figure n’est pas systématique. Plusieurs enquêtées ont dit préférer, durant cette période de leur vie, les personnes du sexe opposé à celui de leur partenaire, suivant l’adage comme quoi on aime plus ce que l’on n’a pas, soulevant la question du manque. Géraldine, 50 ans, a eu de longues relations avec des femmes rencontrées en dehors du milieu LGBT (des « hétérosexuelles » comme elle les appelle), et peu avec les hommes, ce qui ne l’empêche pas de dire qu’aujourd’hui elle est plus tournée vers l’hétérosexualité que vers l’homosexualité, à la recherche d’une grande histoire d’amour avec un homme. C’était plus facile pour elle d’aller vers les femmes que vers les hommes qui l’intimidaient. « Pour moi [les femmes] c’était de la douceur, de l’harmonie, de l’épanouissement, de l’accomplissement. Il y a des mots comme ça, sexuel, charnel, intellectuel, que je n’ai pas encore découverts chez un homme ; je ne dis pas qu’il n’y a pas ça chez un homme, mais je ne l’ai pas encore découvert. » Et elle espère le découvrir ! Georgette, 27 ans, brésilienne, illustre l’exemple d’une préférence inversée à sa trajectoire amoureuse. Mariée avec un homme hétérosexuel, elle n’a jamais eu de vraies relations amoureuses avec des femmes, mais des relations sexuelles ou des amitiés amoureuses adolescentes. Elle est bie, mais elle me confie être moins intéressée par les hommes au moment de l’enquête, son mari mis à part : les garçons l’agacent, et les filles lui paraissent plus crédibles, plus complices ; elles sont sœurs de féminisme. Son époux lui permet d’avoir des aventures avec son propre sexe et elle en profite. « Je suis en train de chercher à m’épanouir dans le côté de ma vie qui était très peu exploité. Et j’ai la chance de le faire tout en étant en couple. » Si elle n’était pas avec son mari, elle se mettrait en couple avec une autre dame.
J’ai interrogé les enquêtées sur leur préférence quant à l’orientation sexuelle de leurs conjoint-e-s. Une partie des personnes interrogées ne favorise pas une orientation plutôt qu’une autre. Ce qui compte est d’être respecté, d’être accepté dans son identité sexuelle, et de ne pas être confronté à des partenaires potentiels biphobes. Ainsi l’exemple de Dany « L’orientation sexuelle de mes partenaires m’est indifférente » ou d’Alice, pour qui c’est « au feeling ». Lune, 37 ans, commence par avancer qu’ « A priori, l’orientation sexuelle de mes partenaires m’est indifférente à condition qu’il/elle respecte la mienne », avant d’ajouter : « Pourtant, il est indéniable que si on est avec un-) bisexuel-le, comme il y a une sorte d’entente tacite entre nous, on s’entend mieux. Il y a plus de choses à explorer, à partager, à discuter. » Il y aurait une plus grande compréhension et une plus grande complicité entre personnes d’une même orientation sexuelle. Pour une partie des enquêtées, donc, partager sa vie avec un-e autre bisexuel-le représente bel et bien un idéal. Dans le cas de Marie, qui préfère « carrément » aller vers d’autres bi-e-s, derrière le rêve, est quand même prégnante la crainte du rejet des personnes non bisexuelles : « Disons que c’est difficile de dire ma bisexualité, et d’être acceptée en tant que bisexuelle par une personne qui ne vit pas de la manière que moi et qui ne comprend pas ce que je vis. Et du coup c’est tellement plus facile d’être avec une personne bie ou pan, qui ne va pas remettre en cause mon identité. » Certains témoignages nous incitent cependant à nous méfier de l’idéalisation des relations entre bisexuel-le-s. Ici l’expérience d’Inès qui a eu un compagnon bisexuel : ils étaient tous deux persuadés que ça allait mieux marcher parce qu’ils étaient bi-e-s : et bien non ! Sur l’ensemble des partenaires des enquêtées, la diversité est grande quant à leur orientation sexuelle : toutes les catégories sont représentées. (…)
Des épisodes de biphobie
La biphobie est une attitude d’hostilité, de discrimination envers les bisexuel-le-s et la bisexualité, dérivant de l’homophobie, qui est définie comme telle à l’encontre des homosexuel-le-s par le dictionnaire. La biphobie envers les femmes mêle sexisme, rejet envers les composantes homosexuelles ou hétérosexuelles de la sexualité, ainsi que d’autres caractéristiques propres à la bisexualité. Outre ces stigmatisations biphobes, deux femmes biologiques sur douze dans mon panel ont vécu des violences sexuelles, mais elles ne sont d’aucun rapport avec la bisexualité des enquêtées : ce sont des agressions qu’elles ont subi l’une adulte, l’autre enfant, car appartenant au genre féminin.
La bisexualité niée en tant qu’orientation sexuelle
Une des formes de la biphobie est que celle-ci se manifeste par le déni ou la minimisation de la bisexualité : elle peut être jugée inexistante, ou considérée soit comme une sexualité de transition vers l’homosexualité ou un refoulement, soit comme une erreur de jeunesse entorse à l’hétérosexualité ou un effet de mode, ou enfin comme une incapacité à choisir assimilée à une immaturité psychologique. La sociologue Catherine Deschamps ouvre son ouvrage fondamental sur la bisexualité, Le Miroir bisexuel, par la réfutation du préjugé comme quoi « La bisexualité, ça n’existe pas ! » Plusieurs enquêtées ont été confrontées à cette négation de la bisexualité comme véritable orientation sexuelle, aussi légitime que l’hétérosexualité et l’homosexualité. Mandala a vécu un épisode de biphobie dans le milieu lesbien, qui est symptomatique de la vision de la bisexualité transitionnelle qu’ont certaines lesbiennes : « Tu es la chrysalide pas encore devenue papillon » lui a-t-on dit. Elle n’a pas vraiment apprécié la métaphore ! Un des principaux stéréotypes envers les bi-e-s est donc qu’ils n’auraient pas assumé leur homosexualité, qu’ils seraient des homosexuel-le-s refoulé-e-s. Or la différence est là : si les lesbiennes doivent pouvoir s’accepter en tant que lesbiennes, les bisexuelles doivent pouvoir s’assumer en tant que bisexuelles. Amanda, elle, a été confrontée au préjugé de la ‘’mode bie’’ : « Ma mère, quand je lui ai révélé que j’étais bie, elle ne l’a pas mal pris. Mais elle m’a quand même sorti que c’était à la mode, d’un air de dire, ce n’est pas sérieux, ça va te passer…. » Derrière il y a l’espoir d’un ‘’retour dans le droit chemin’’, entre guillemets, c’est-à-dire l’hétérosexualité. Ne considérer la bisexualité que sous l’angle d’une certaine mode médiatique (plus pour les femmes, mais pas pour les hommes) est équivoque : qui dit à la mode, dit démodé, car les modes changent. D’ailleurs, je doute que la bisexualité soit vraiment à la mode. La mode qu’on nous fait comprendre qu’il faut suivre, c’est encore et toujours l’hétérosexualité ! Aux bisexuel-le-s, on impose un choix, entre les hommes et les femmes, l’hétérosexualité ou l’homosexualité. Or pour les bisexuel-le-s, cette injonction au choix obligatoire est insupportable. Ils ne veulent pas choisir. Des enquêtées, ont été exposées à cette injonction au choix, comme Laurence, dans une conversation avec son fils : « ‘’Mais maman, tu ne peux pas te marier avec un homme et une femme. Tu dois choisir ». Et voilà la norme implacable qui revient au galop dans ma propre vie, de mon propre fils, alors que moi je m’efforce de faire sauter les verrous. »
(…)
Parce que c’est un combat de tous les jours de faire exister durablement un magazine 100% lesbien et que seul votre soutien financier est décisif pour la pérennité de votre magazine 100% indépendant, nous vous invitons dès aujourd’hui à vous abonner, à acheter le magazine à l’unité, à commander votre exemplaire papier du premier hors-série ou encore à vous faire plaisir dans la boutique de Jeanne !