2016 a été une année particulièrement difficile pour les médias LGBT. Merryn Johns, la rédactrice en chef de Curve Magazine, l’un des plus anciens magazines lesbiens américains, nous explique combien la visibilité des lesbiennes est importante et combien il est indispensable de soutenir les médias qui s’adressent à nous. En France, Maëlle Le Corre, journaliste à Yagg revient sur l’arrêt du média et aborde avec nous l’importance de la presse LGBT. Extraits des interviews publiées dans le numéro de novembre de Jeanne Magazine.
Depuis maintenant 6 ans, Merryn Johns est la rédactrice de Curve Magazine, l’un des plus anciens magazines lesbiens américains encore en activité. Pour Jeanne Magazine, Merryn, qui vit à Manhattan avec sa femme et voyage autant que possible pour parler de Curve Magazine, nous explique combien la visibilité des lesbiennes est importante et combien il est indispensable de soutenir les médias qui s’adressent à nous.
Vous êtes la rédactrice en chef de Curve Magazine depuis maintenant six ans. Comment diriez-vous que les médias lesbiens ont évolué durant ces dernières années ? Les médias lesbiens ont vécu une période très compliquée au cours de ces six dernières années. Tout d’abord, il y a eu la révolution numérique qui a changé la donne pour nos médias et aussi une évolution dans la façon de lire l’actualité, qui a provoqué une chute des ventes pour les magazines papier. Sans parler de la prolifération des informations virales et des sites internet qui n’offrent pas forcément une information qualitative en matière d’actualités lesbiennes. Cette année, aux Etats-Unis, nous avons vu la fin de SHE magazine, et, plus récemment, AfterEllen, a cessé de créer du contenu sur son site internet. Les propriétaires du site, des hommes hétéros, décideront prochainement de ce qu’ils vont en faire. Au Royaume-Uni, c’est Diva Magazine qui a été mis en vente et pendant un moment, j’ai eu peur que le magazine ne cesse sa publication mais heureusement pour tout le monde, Silke Bader, la propriétaire de Curve, a formé un partenariat avec Linda Riley, éditrice et militante, pour acheter Diva. C’est une bonne nouvelle car cela permet à ce grand titre de presse lesbien d’être entre les mains de femmes lesbiennes, ce qui lui apporte désormais un avenir plus stable économiquement.
2016 a été une année particulièrement difficile pour les médias LGBT, comment l’avez-vous vécue ? En effet, ça a vraiment été une année très difficile ! Un vrai combat pour la survie, pour la visibilité. Ce fut un soulagement de voir que Curve n’a pas dû arrêter sa publication. Ce fut beaucoup de travail difficile mais nous sommes déterminées à faire tourner le magazine. (…)
Curve Magazine a été acheté en 2010 par Silke Bader, qui vient d’acquérir aussi le magazine Diva en Angleterre cette année. Pensez-vous que les médias lesbiens doivent désormais compter sur une investisseuse pour une viabilité sur le long terme ? La survie d’un média dépend également des annonceurs et des lectrices. D’ailleurs, il serait temps que les annonceurs commencent à se dire que les lesbiennes aussi sont des consommatrices… Quant aux lesbiennes, elles doivent acheter ce qui compte pour elles. Si vous ne soutenez pas votre média lesbien, alors dites-vous bien qu’il n’existera plus dans un futur plus ou moins proche.
Récemment, comme vous le disiez, AfterEllen a été dans la tourmente, et aujourd’hui, en France, Yagg vient de s’arrêter. Expliquez-nous l’importance des médias LGBT…J’ai longtemps dit que c’était indispensable. Mais aujourd’hui, je trouve que les gens veulent des choses dont ils n’ont pas réellement besoin, comme par exemple, des informations futiles, des potins peoples souvent sponsorisés sur les réseaux sociaux et autres pop-ups qui ne sont que des liens pour vous inciter à lire quelque chose à chaque instant. Les gens sont attirés par la nouveauté, qu’elle soit nécessaire ou pas. De ce fait, la question de savoir si un média lesbien est utile ou non est de la responsabilité de chaque personne. En avez-vous besoin ? Je pense que les jeunes qui font actuellement leur coming out sont en recherche de ce genre de média et se demandent pourquoi ces derniers n’existent pas. Je pense avoir le devoir d’aider à la survie de nos médias, car qui voudrait avoir à les recréer dans quelques années ? Nous les avons déjà aujourd’hui et nous avons le devoir de tout faire pour qu’ils survivent.
La mauvaise nouvelle est tombée le 26 octobre dernier : le tribunal de commerce de Paris a prononcé la liquidation de LGNET, la société éditrice du site Yagg.com, créé au printemps 2008 par Judith Silberfeld, Christophe Martet, Xavier Héraud et Yannick Barbe. Pour Jeanne Magazine, Maëlle Le Corre, journaliste à Yagg depuis 2012, revient sur l’arrêt du média et aborde avec nous l’importance de la presse LGBT.
Tout d’abord Maëlle, comment allez-vous et comment vont les autres membres de l’équipe de Yagg ? Encore un peu sonnés par la décision, forcément tristes de voir que malgré nos efforts, les dons, les abonnements, le soutien de nos lecteurs et lectrices, tout cela n’a pas suffi à maintenir l’existence de la société éditrice de Yagg. Émus aussi, car nous avons reçu énormément de messages après l’annonce mercredi 26 octobre. Beaucoup de gens nous remercient pour le travail accompli pendant 8 ans, et c’est très fort. Aujourd’hui, on se dit qu’on peut être fiers de ce qu’on a fait, et qu’on ne regrette pas de s’être démenés pour que ça fonctionne.
En quelques mots, pouvez-vous nous expliquer pourquoi Yagg vient de s’arrêter ? Yagg avait été placé en redressement judiciaire début septembre. Une offre de reprise a été présentée, mais elle n’a pas été considérée comme satisfaisante. Ce qui a finalement conduit à la liquidation de la société LGNET. Nos difficultés financières remontent à 2015, ce qui a conduit à décider de passer à une formule payante du site pour permettre à Yagg de fonctionner sur un équilibre abonnements / publicité. Malheureusement, il nous a été difficile d’obtenir un nombre d’abonnés suffisant pour fonctionner de façon pérenne. La formule payante Yagg+ impliquait de proposer davantage de contenus à forte valeur ajoutée : des interviews, des enquêtes, des reportages, des services personnalisés pour les abonnés. Malheureusement, l’équipe de Yagg s’étant réduite au fur et à mesure, avec le départ de Julien Massillon, puis de Judith Silberfeld, l’une des fondatrices du site et rédactrice en chef, il nous était très difficile d’assurer au quotidien cette production de contenus, qui par conséquent était un moyen d’attirer plus d’abonnés.
La presse LGBT, et plus particulièrement lesbienne, ne se porte pas au mieux. Quelle en est la cause selon vous alors même que la lesbophobie est encore très présente dans nos sociétés ? Il y a un questionnement récurrent sur la nécessité ou non d’avoir une presse communautaire, que ce soit pour les médias gays, les médias lesbiens, ou la presse LGBT en général : « est-ce que j’en ai besoin, alors qu’on est de mieux en mieux accepté dans la société? », « est-ce que je me sens représenté.e par ce type de média en tant qu’individu ? », ce sont autant de questions qui font que les personnes LGBT décident ou non de lire, voire de soutenir un média communautaire. Il y a d’une part une très grande disparité parmi notre communauté, mais aussi un désir de normalisation de la part d’une partie d’entre elle, qui ne perçoit plus l’utilité de ce type de presse. Et concernant la presse lesbienne en particulier, je pense qu’il y a encore un énorme manque de visibilité.
Comme c’est le cas après chaque disparition de média LGBT en France, suite à l’arrêt de Yagg, il y aura probablement un nouveau média qui va voir le jour. Quel est d’après vous l’avenir de la presse LGBT en France et quels seraient vos conseils et vos souhaits ? Je pense que même si les sujets LGBT sont davantage traités, et je m’en réjouis au même titre que mes collègues de Yagg, un média LGBT apporte un regard plus pointu, déjà parce que nous connaissons et maîtrisons ces sujets. Quand les grands médias les couvrent, ils le font de façon ponctuelle, parce que c’est ça qui fait l’actu du moment. Ensuite ils passent à un autre sujet, ce qui est normal. Un média LGBT a la capacité de suivre sur du long terme. Yagg avait par exemple un lien privilégié avec les associations et collectifs, qui nous permettait de suivre au plus près leurs actions. Je pense que c’est un des points qui faisait la force de Yagg, une proximité avec le milieu associatif, sans jamais perdre notre esprit critique et notre rigueur journalistique pour traiter ces sujets. C’est ce que j’aimerais continuer à voir si d’autres initiatives se créent en matière de média LGBT.
Retrouvez ces interviews en intégralité dans le numéro de novembre de Jeanne Magazine. N’oubliez pas qu’en soutenant Jeanne, vous permettez à votre magazine 100% lesbien de continuer à vous proposer 90 pages de contenu exclusif chaque mois !