L’évolution de la visibilité des chanteuses lesbiennes dans la chanson française pendant près de 50 ans (1920-1960) – Partie 1

Je ne verrai plus une femme
Sans penser à l’amour
Sans entendre au fond de mon âme
Le même appel toujours…
(Obsession d’amour de Suzy Solidor, 1935)

Ces paroles de chanson ne vous disent sans doute rien, mais il y a plus de 87 ans, elles étaient fredonnées par une femme à d’autres demoiselles dans un cabaret de la rue Saint Anne, à Paris. Cette femme qui chantait alors, c’était Suzy Solidor. Et oui mesdames, ce que l’on oublie bien souvent de nos jours, c’est que notre visibilité, nous, les femmes aimant les femmes, dans la chanson ainsi que dans les lieux dédiés au chant, était déjà très présente chez les idoles de nos pépés et mémés ! Extrait de l’article publié dans le numéro 99 de Jeanne Magazine.

Des noms comme : Dora Stroëva, Yvonne George, Jane Stick, Agnès Capri, Colette Mars, Dany Dauberson, Nicole Louvier, ou encore Gribouille semblent inconnus pour nos générations actuelles et notre communauté, et pourtant sachez qu’elles ont été, chacune à leur échelle, importantes pour notre représentation et ne doivent être oubliées. Partons donc remonter le temps et allons dépoussiérer la vie de ces femmes, qui durant 50 ans, nous ont chantées et/ou ont participé à notre visibilité à une époque où l’homosexualité était encore considérée comme une maladie.
Notre voyage dans le temps nous amène il y a pile 100 ans, dans les années 1920, dites les années folles. Suite à la première guerre mondiale, le monde ne pense qu’à s’amuser. Paris, au même titre que Berlin à la même époque, devient l’épicentre de la débauche et des folles soirées. La jeunesse veut bousculer les codes quitte à transgresser tous les interdits. La ville voit l’apparition de nombreuses nouvelles chanteuses, se produisant dans les cabarets et autres music-halls de la capitale. Le haut lieu du lesbianisme de ces années-là, du moins l’endroit où beaucoup d’artistes interlopes se produisent, est le cabaret chic du nom de « Chez Fyscher » ouvert par Nelson Fyscher et situé 21 rue d’Antin. C’est durant les années 1923 et 1924 que débarquent deux chanteuses qui marqueront les esprits par leurs styles aussi bien vocaux que vestimentaires.

D’un côté nous avons la mystérieuse Dora Stroëva (Dora Wooldridge), une chanteuse espagnole d’origine russe, née à Barcelone en 1889. Possédant un look androgyne composé d’une longue écharpe rouge, d’un smoking et d’une jupe noire, le pianiste George Van Parys dira d’elle, qu’elle lui évoque plus le style d’« un chanteur argentin plutôt qu’une chanteuse de refrains russe » dans Les jours comme ils viennent (1969, Plon). Elle chante principalement en français et en russe et est à l’occasion compositrice, comme avec la chanson Ne ris pas en 1931. S’accompagnant d’une guitare sur scène, en plus d’un pianiste, elle interprète principalement des tangos et des chansons romantiques où elle s’adresse directement la plupart du temps à une personne dont on ne sait le sexe, laissant planer le mystère sur l’identité de l’individu concerné. L’exemple le plus explicite est son plus grand succès Tu sais qu’elle enregistre pour la première fois en 1925, puis une seconde fois en 1937 :

Tu sais les mots câlins et tendres,
Ceux qui me font rêver,
Les mots que je désire entendre,
Tu sais bien les trouver

Tu sais aussi qu’il faut se taire.
Pour ne pas troubler le mystère,
Qui nous fait oublier la Terre,
Tu sais si bien m’aimer…

De l’autre côté, il y a la tragique Yvonne George (Yvonne de Knops), chanteuse belge née en 1895, à la voix mélancolique et coiffés à la garçonne. Elle fut beaucoup photographiée par Man Ray et fut la muse de Robert Desnos qui lui écrira de nombreux poèmes.
Chez Fyscher, elle crée des scandales et n’hésite pas à être autoritaire et à s’indigner contre quiconque ne va pas dans son sens. Comme un soir de janvier 1927, où elle n’hésite pas à jeter un verre de champagne au visage de l’ambassadeur du Brésil qui ne l’écoutait guère durant sa représentation.
Yvonne connaît un succès foudroyant… si bien même au sens littéral du terme, car la pauvre décède quelques années plus tard le 16 mai 1930 à Gênes, en Italie près de sa dernière compagne, une certaine Nelly Van Wilder, emportée par la tuberculose, un mal qui sévissait depuis bien des années, mais également par de nombreux excès d’alcool et d’opium.
C’est une artiste qui nous a laissé une quinzaine de titres enregistrés, ce qui est assez peu. Et parmi toutes ces chansons, nous avons Toute une histoire enregistrée en 1926. Il s’agit d’une chanson qui lui a été écrite par l’écrivain Henri Jeanson mais dont les paroles semblent être destinées à être chantées par un homme. La chanson parle de l’histoire des remords du protagoniste envers le sombre meurtre de son amante infidèle :

Pour l’avoir suivie un instant
Séduit par cet air d’ingénue
Pour l’avoir suivie un instant
D’un pas même assez hésitant
Je l’ai connue
Pour l’avoir connue en passant
Comme on cueille dans la prairie
La fleur qui vous tente et qu’on sent
Pour l’avoir connue en passant
Je l’ai chérie

Pour l’avoir chérie, un soupçon
Frôla mon âme inquiétée
Pour l’avoir chérie, un soupçon
M’ayant frôlé de son frisson
Je l’ai guettée

Pour l’avoir guettée ardemment
Les doigts crispés sur l’âme prise
Pour l’avoir guettée ardemment
Entre les bras d’un autre amant
Je l’ai surprise…

En fervente féministe, elle va chanter des chansons destinées initialement à des chanteurs comme la chanson de marin Valparaiso où elle se met alors dans la peau d’un matelot.
Mais Yvonne George n’est pas la seule femme à interpréter des chansons ambiguës de la sorte.

En effet, les chansons destinées aux hommes, du moins à cette époque, étaient souvent utilisées par les lesbiennes et bies pour parler indirectement de leur penchant pour les amours féminins, Au même titre que la chanteuse Damia (amante de la décoratrice Eilleen Gray durant un temps, puis de Gabrielle Bloch) avec la chanson La chaîne, en 1919. Mais le meilleur exemple en la matière est sans aucun doute la grande Suzy Solidor (Suzanne Rocher) qui débarque dans le monde de la chanson en 1929.

(…)

Texte et illustration de Naïs Nolibos

Retrouvez l’intégralité de la première partie de l’article dans le numéro 99 de Jeanne Magazine.

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