La bande-annonce de Benedetta, le film de Paul Verhoeven (Basic Instinct, Elle), adapté du roman de Judith C. Brown Sœur Benedetta – entre sainte et lesbienne, paru en 1986, vient d’être dévoilée. Virginie Efira y incarne Sœur Benedetta, une religieuse lesbienne sujette à d’étranges visions mystiques dans un couvent de la Toscane du 17è siècle. Sœur Benedetta Carlini avait séduit de nombreuses nonnes de son couvent. Afin de faire cesser ses relations avec d’autres femmes, elle a été confinée pendant trente cinq ans. Le film a rejoint la compétition cannoise et sortira le 9 juillet en salles.
Retrouvez ci-dessous le portrait de Sœur Benedetta réalisé par VéroAline et publié dans le numéro de janvier 2017 de Jeanne Magazine.
Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne
Sœur Benedetta n’est pas une figure du milieu littéraire ni même artistique, encore moins une féministe oubliée, et a fortiori pas non plus une militante, elle qui ne se disait même pas « lesbienne », puisque le terme, alors, était inconnu. Pourtant, le portrait de ce mois-ci est exceptionnel en bien des points. D’abord parce que c’est quasiment le seul témoignage d’une relation jugée à l’époque « contre nature » qui nous soit parvenu d’aussi loin que le XVIIe siècle. Ensuite parce que les minutes du procès sont anormalement très détaillées et enfin parce que cette relation, pour illégale et invisible qu’elle fût, lève un voile sur la vie monastique et ses pratiques.
Benedetta naît en 1590, la nuit de la Saint Sébastien à Vellano, petit village médiéval, bourgade austère de Toscane dont son père, Giuliano Carlini, est un des notables. L’accouchement est difficile et l’on fait appeler le médecin, qui déclare la mère et l’enfant à naître en danger. Très pieux, Giuliano entre en prières et jure devant Dieu de lui consacrer son enfant s’Il lui fait la grâce de le sauver. Lorsque sa fille apparaît enfin, c’est décidé, elle sera religieuse. Certes, le Concile de Trente a interdit qu’on mette au couvent les filles contre leur gré. Mais Giuliano est un gros propriétaire terrien, très en vue donc, et doit donner l’exemple de sa foi. Quant à son épouse, elle est la sœur du curé de la paroisse. Le couple Carlini est fier de sa position sociale et entend continuer de la faire respecter. Mettre leur fille au couvent est donc une double obligation. Contre toute attente, c’est Giuliano lui-même qui offre à Benedetta, sa fille unique, une éducation religieuse, allant en cela contre les traditions en usage au XVIe siècle. Aussi, lorsque Benedetta entre au couvent de Pescia, elle sait lire et écrire avec aisance et connaît parfaitement les préceptes de sa religion.
En 1563, appuyé sur les nouveaux décrets émis par le Concile de Trente, le Duc de Médicis ordonne la régulation des mœurs dévoyées des couvents de Toscane. Il est fréquent en effet que les Sœurs et les Franciscains s’adonnent au péché de chair, quand des viols ne font pas scandale, sous les yeux des laïcs qui vont et viennent librement dans les murs. C’est contre ce désordre que Piera Pagni, veuve patricienne, décide de fonder à Pescia les Théatines, une communauté religieuse régulière (c’est-à-dire fermée) encadrée par les règles de St Augustin. On s’y dévoue à Dieu et au travail de la soie, ardu et humble. C’est dans ce couvent, à 10 km de son village d’origine mais loin de tout ce qui avait fait la douceur de son foyer, que Benedetta prend le voile. Elle a 9 ans.
Dès son entrée au couvent, on remarque quelques miracles ou plutôt, Benedetta est sujette à d’étranges visions mystiques lui affirmant que le spirituel est supérieur au monde matériel et que, quel que soit le coût de cette révélation, elle est et sera toujours aidée de Dieu Lui-même. Entre admiration et suspicion, Benedetta est suivie par son confesseur et la Mère Supérieure. Car selon Saint Paul lui-même : « Satan se transfigure en ange de lumière », et les visions de Benedetta sont analysées et critiquées le plus finement possible afin de déterminer si elles sont l’œuvre de Dieu ou du diable. Attaquée en effet par les Protestants comme par des divisions politiques extérieures, l’Eglise ne peut se permettre de nourrir en son sein des affabulatrices, ni même des vraies visionnaires faussement orthodoxes. Ce qui permet à Benedetta d’être crue, ce sont ses propres sentiments de peur, son refus de se laisser traverser par ses visions. Et dans un premier temps, son confesseur l’appuie en lui demandant de lutter contre et en lui infligeant de surcroît des pénitences et des travaux supplémentaires, afin de ne pas flatter sa vanité ni son orgueil. Elle n’y parvient pas aisément, et pas immédiatement mais, l’obéissance étant une vertu, elle s’y efforce du mieux qu’elle peut et les visions s’estompent ou s’espacent peu à peu. Elles disparaissent complètement, vers 1615, lorsqu’elle devient malade et que les affres du mal inconnu qui l’accable sont visibles sur son corps décharné. La psychanalyse parlerait d’un conflit irrésolu pour expliquer les maux invisibles dont souffre Benedetta. Mais à l’époque ? Elle est simplement coupée des autres sœurs et sa gloire retombe un peu.
En 1617 cependant, Benedetta a 27 ans et ses visions reprennent ; mais cette fois elles sont atroces : plusieurs fois par semaine, pendant 6 à 8 heures, à la tombée du jour, elle est attaquée par des jeunes gens qui veulent l’entraîner de force hors du chemin et la battent violemment. Elle réveille souvent les autres religieuses la nuit et empêche le fonctionnement normal du couvent. Aussi, on lui adjoint une compagne qui doit partager sa cellule et ne pas la quitter des yeux. Il s’agit de la jeune Bartolomea Crivelli. A l’extérieur, on sait que le couvent renferme une mystique et cela est source de fierté pour la ville comme de largesses pour le couvent : en effet, on donne de l’argent à la communauté lors des prières et des messes et l’on vient tenter d’apercevoir Benedetta aux grilles du couvent. Lequel est déplacé en 1618 après que les sœurs ont acheté un terrain et y ont fait ériger un nouveau monastère afin d’y accueillir 30 femmes, au lieu des 18 actuelles. Lors de la procession qui a lieu dans la ville pour la prise de possession des nouveaux murs, la stupeur et l’émerveillement des villageois sont palpables : Benedetta marche en extase sur le chemin jonché de fleurs. On parle de miracle. Cette même année, elle reçoit les stigmates du Christ, sous les yeux de Bartoloméa. Ce deuxième miracle lui vaut la reconnaissance terrestre des siens : elle est nommée abbesse au début de l’année suivante alors qu’elle a à peine 30 ans et qu’elle n’est pas une notable ni même très bien née : elle est des « hauts », de la montagne, qui s’oppose à la plaine, où l’on est plus riche et mieux éduqué. Mais il apparaît que ses dons exceptionnels de rédaction, ses aptitudes administratives et son ambition pour « son » couvent, couplés aux miracles mentionnés, en ont fait une dirigeante naturelle. A cette époque, les femmes n’ont normalement pas le droit à la parole dans les assemblées, « il ne leur est pas permis d’y parler » (Saint Paul). Benedetta elle, dispose d’un pouvoir et d’un forum exceptionnels : couverte par l’autorité apparente de son confesseur, elle fait des prêches à ses consœurs ainsi qu’au public, nombreux, qui se presse dans la cour du couvent, lequel ne fermera ses portes qu’en juillet 1620, par accord d’une bulle du pape Paul VI. En attendant, les visions se font plus fortes et plus précises. Le 20 mai 1619, elle reçoit l’ordre de Christ lui-même de se marier avec lui. Contre toute attente, le confesseur accepte de suivre les ordres très précis reçus en vision par son abbesse. Toutes les nonnes sont en émoi et travaillent d’arrache-pied pour préparer la cérémonie. Les autres couvents alentours prêtent le nécessaire : des coussins, des sièges, des cierges sont envoyés en renfort pour que rien ne manque à la scène soufflée par le Christ. La cérémonie est très longue et Benedetta offre un rude sermon au nom de Jésus. Parfois agressive, elle rend hommage à sa propre gloire et invite les autres à se comporter mieux encore. Cela passe assez mal. De plus, Benedetta ne présente cette fois aucun stigmate du Christ. Et si elle était de ces femmes qui, privées de parole, cherchent à prendre le pouvoir par leurs « visions » ? Le doute commence à s’insinuer. L’Eglise se sent tellement fragilisée après une histoire similaire apparue à Lisbonne avec Maria de la Visitacion, qu’elle relève Benedetta de ses fonctions d’abbesse et qu’une enquête est diligentée dès le 28 juin 1619.
Cecchi, le prévôt autoritaire et très réactif de Pescia, est dépêché sur place et ausculte la religieuse. Il constate…les stigmates ! Bien visible, ils sont revenus sur les mains et les pieds de Benedetta et saignent, ainsi qu’elle l’avait prédit. Le long des 14 visites que Presci et ses adjoints rendent à Benedetta entre juillet et septembre, entre silences, stigmates et menaces de peste à tous ceux qui ne reconnaîtront pas ses visions, c’est la perplexité qui l’emporte, puis le doute n’est plus permis. C’est là une véritable mystique. L’affaire est classée et Benedetta est réintroduite dans sa fonction d’abbesse. Pendant les deux ans qui suivent, elle se fait oublier ou du moins, rien n’est noté dans les archives. Avec talent, elle assume la charge d’abbesse, responsable de la santé spirituelle de ses ouailles et des intérêts temporels, s’occupant des contrats financiers, de l’encaissement des loyers et des transactions en relation avec la soie. Parallèlement, elle mène sa vie de mystique, plus discrètement mais sans concession. Elle continue d’avoir des visions ; une nouvelle est apparue : celle de sa propre mort, qu’elle annonce proche. Cela est sans doute à mettre en relation avec celle, réelle, de son propre père. Giuliano est décédé entre novembre 1620 et mars 1621 et avec lui, c’est son dernier lien à sa vie d’avant qui est parti. Puis Benedetta meurt effectivement le jour de l’Annonciation 1621… avant d’être ramenée à la vie par le confesseur, appelé en urgence par les autres sœurs. Elle décrit son expérience de la mort, du purgatoire au Paradis et délivre un message aux autres nonnes : si elles se tiennent bien, elles aussi visiteront le Paradis.
En 1623, tout est changé. Le nouveau nonce du pape fait un « Bref Discours », dans lequel il remet en question toutes les visions de Benedetta. Il s’appuie sur une défiance viscérale de l’Eglise à l’égard des femmes, mais aussi sur des doutes émis par les villageois, ceux de la plaine qui prennent les montagnards pour des incultes superstitieux, d’autant que les parents de Benedetta eux-mêmes avaient été possédés. On parle donc de « probabilités » plutôt que de « vérités certaines » s’agissant des visions de l’abbesse. Les clercs relancent l’enquête et sont cette fois fermes : « On tient pour certain que ce sont des illusions du démon. » Tout est démonté par les témoignages. On prend connaissance de ses colères, de son arrogance et des diverses rancunes qui ont été nourries par chacune. Il faut comprendre en effet les tensions qui surgissent nécessairement dans la promiscuité obligatoire d’un couvent : entre les vraies croyantes et celles que l’on place là par convenance, entre les riches et les pauvres, entre les mieux éduquées et les simples… Les rancunes sont parfois tenaces, les humiliations courantes. Pourquoi un tel revirement ? Pourquoi une énième enquête ? Parce que les pères de la Sainte Annonciation, liés aux Théatines, souhaitent fusionner dans un ordre plus grand mais plus rigoureux (et sceptiques vis-à-vis de l’abbesse) : les Barnabites. Il est donc important de dénoncer Benedetta puis de fusionner, débarrassés d’un doute ; c’est chose faite en septembre 1623. Avec la mort du confesseur le mois suivant, Benedetta n’a plus de protecteur, hors le prévôt Cecchi, qui refuse de penser qu’il s’est laissé duper par l’abbesse. De plus, elle est une « hors venue », c’est-à-dire qu’elle n’a aucun appui dans le monde séculier. C’est alors que survient le coup de grâce qui achève l’histoire de Benedetta et nous apporte un témoignage exceptionnel : prise de honte, Bartoloméa livre son interprétation des faits. Les ecclésiastiques enquêteurs posent en effet des questions très précises pour déterminer si oui ou non Benedetta a simulé ses transes et visions. Mais ils ne s’attendent pas à rencontrer ses mœurs. D’autant que, comme on l’a dit en préambule, certains crimes n’existent pas parce qu’ils ne se conçoivent pas, tout simplement. Or Bartoloméa évoque « des baisers sur les seins ». Puis, note un greffier : « Benedetta saisissait de force la main de sa compagne et la plaçait sous elle, se faisant mettre le doigt dans les parties naturelles et, le maintenant, s’agitait tant qu’elle se corrompait… ». Et cela pendant deux ans, environ 3 fois par semaine. Cela prenait place « nuit et jour », notamment dans son cabinet de travail, quand Benedetta enseignait l’alphabet à sa compagne et qu’elle « lui touchait les seins et le cou, et la baisait, lui disant aussi mots d’amour. » Ces déclarations ont abasourdi les auditeurs. Car c’était chose inconnue et donc ineffable. Bartoloméa, par honte ou par peur du jugement et une fois dégrisée d’avoir été distinguée par une quasi sainte, affirme que tout fut fait de force. Même quand elle ne se rendait pas d’elle-même au lit en effet, Benedetta allait la trouver dans son lit et, «montant dessus, de force péchait avec elle. »
Mais Benedetta n’a jamais donné suite aux accusations. Jamais elle n’a reconnu un péché car ça aurait été reconnaître alors qu’elle était bien consciente de ses actes alors qu’elle revendique une sorte de possession par un ange qui l’éloignait d’elle-même. Elle admet que peut-être, tout cela avait été l’œuvre du démon. Immédiatement, toute vision disparut et elle redevint simple nonne, humble et obéissante. Dans un ultime rapport, daté du 5 novembre 1623, on appelle à une certaine indulgence. Si elles ne sont pas irréprochables, l’obsession et la possession passent pour être involontaires (car si le diable a tout pouvoir, alors il est l’égal de Dieu, ce qui est impossible). C’est cette rhétorique qui sauve Benedetta.
Cependant, le nonce décide d’une sentence sévère. Elle n’est pas écrite, ou du moins n’est-elle jamais parvenue jusqu’à nous. Simplement une nonne écrit dans un registre, le 7 août 1661 : « Benedetta Carlini est morte à l’âge de 71 ans de fièvres et de douleurs de coliques après 18 jours de maladie. Elle est morte en pénitence, ayant passé 35 ans en prison. » 35 ans. C’est la pénitence, qu’on peut estimer « légère » en comparaison du bûcher sur lequel nombre de ses consœurs avaient brûlé pour hérésie. Ce qui « sauva » Benedetta, ce fut qu’elle n’avait jamais eu recours à quelque instrument extérieur ou, pire, au travestissement. Parce qu’alors elle aurait remis en question les rapports immuables de pouvoir liés au genre, ce qui était un péché mortel, placé au-dessus des rapports sexuels contre nature. Que sont 35 ans de prison dans un couvent ? Benedetta ne reçut plus aucune visite ni n’eut plus aucun contact de l’extérieur, comme des autres religieuses. Elle n’avait plus de voile ni de scapulaire. Elle n’était autorisée à se joindre à la communauté que pendant la messe, à l’écart, ou lorsqu’on se donnait le fouet. Peut-être pouvait-elle parfois prendre ses repas au réfectoire. Mais par terre alors, près de l’entrée, obligeant les autres à l’enjamber pour entrer et sortir. Les autres fois, elle recevait du pain et de l’eau directement dans sa cellule. La mort, survenue si tard, fut sans doute accueillie comme une délivrance. Et fut assurément un paradoxal retour « à la communauté des vivants », puisqu’on lui rendit alors son voile et son habit pour la mise en bière. Elle ne fut jamais réhabilitée, ni ses actes expliqués. Mais on ne la critiqua pas non plus. Parce que l’affaire fut étouffée bien entendu, mais aussi parce que nombre de religieuses savaient intimement cette recherche d’affection -dont elles étaient dépourvues- auprès de bonnes amies. Il est peu probable que Benedetta ait eu conscience d’être d’un « groupe » à part, d’une minorité sexuelle. Tout ce vocable, toutes ces notions appartiennent aux temps récents. Mais Adrienne Rich défend un « continuum lesbien » à travers les âges, dont Benedetta est un maillon invisible mais sûr.
A l’extérieur, où elle fut enterrée, beaucoup de laïcs se pressèrent pour la voir une dernière fois, la toucher, et pour certains d’entre eux, emporter une relique. Pourquoi ? Parce que Benedetta avait marqué les esprits et que sa personnalité les avait touchés. Et aussi parce que, comme elle l’avait prédit, la peste s’était abattue sur Pescia en 1631.
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