En écho à la Journée internationale de Visibilité Lesbienne du 26 avril, l’association Documentaire sur grand écran qui œuvre pour la promotion du cinéma documentaire, propose la sélection « Je, tu, elle, elles : visibilité lesbienne » avec trois films en accès libre. Parmi eux, Cerveaux Mouillés d’Orages sorti en 2016, le documentaire bouleversant réalisé par Karine Lhémon en 2016, qui revient sur l’histoire d’Hélène et Laurence qui sont en couple et sont toutes les deux en situation de handicap : Hélène, suite à un accident de voiture et Laurence, depuis un accident vasculaire cérébral survenu à l’âge de 20 ans. Lorsque Karine Lhémon les a rencontrées, alors qu’elles dansaient ensemble dans une soirée, elle leur a demandé si elles accepteraient d’être filmées pour un documentaire. Véritables héroïnes de Cerveaux mouillés d’orages, les deux jeunes femmes crèvent l’écran par leur complicité et la tendresse qu’elles dégagent. Cette diffusion est l’occasion de (re)découvrir l’interview que la réalisatrice, Karine Lhémon, avait accordée à Jeanne en 2018.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? Photographe auteure, curieuse, passionnée par l’art, féministe, je m’intéresse dans ma pratique aux êtres humains, en particulier dans diverses formes de lutte et d’exclusion, ainsi que dans des pratiques artistiques tels que le spectacle vivant et le cinéma : j’ai été, entre autres, photographe de plateau sur le premier long métrage de Céline Sciamma Naissance des Pieuvres et le moyen métrage du chorégraphe Angelin Preljocaj l’Annonciation. Titulaire d’un Master 2 en Arts Plastiques, obtenu en 2012, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, j’ai toujours mené des recherches artistiques et exposé mon travail (dernières expositions à Urban Art – Miami (U.S.A), Sala d’Ercole-Bologne (Italie), 57è salon de Montrouge, Chapelle St Sauveur – Issy Les Moulineaux), en même temps que des missions de reportages avec des institutions, des mairies, et associations (APF France Handicap, À Chacun Son Everest) et des entreprises. Depuis longtemps attirée par les images en mouvement, comme une continuité à ma pratique photographique, Cerveaux Mouillés d’Orages est mon premier film documentaire.
Le thème du handicap est déjà un sujet rarement abordé dans les films alors en parler sous l’angle de l’homosexualité est très novateur. Pourquoi avez-vous choisi cet angle spécifique pour votre premier film documentaire ? Dans ma pratique de photographe j’ai travaillé avec l’Alliance des Maladies Rares, le Téléthon, et régulièrement avec l’APF France Handicap, dont le magasine, Faire Face, traite de sujets autour du handicap moteur. Mon regard a traversé la tyrannie des apparences, dans un monde conçu principalement pour des valides. De plus je m’intéresse aux corps comme le lieu irréductible de la différence et l’un des premiers enjeux de pouvoirs. Lors de mes reportages à l’APF France Handicap j’ai souvent entendu cette phrase : « j’en ai marre qu’on me prenne que pour un.e handicapé.e. »
Comment s’est passée la rencontre avec Hélène et Laurence ? Comment les avez-vous choisies pour ce film ? Je les ai vues danser ensemble dans une soirée et j’ai été subjuguée par leur présence au monde, j’ai vu deux amoureuses qui dégageaient une complicité et une force incroyable. J’ai vu aussi deux corps glorieux, qui tournoyaient dans l’espace de la salle de danse. Alors je les ai abordées sans les connaître et leur ai tendu ma carte, en leur disant que je les trouvais magnifiques ensemble, et que, si elles étaient d’accord, j’aimerai les filmer. Elles m’ont rappelé le lendemain. Ensuite, nous avons échangé assez longuement et convenu d’un premier rendez-vous, chez elles, en Ardèche, où je me suis rendue quelques semaines plus tard, juste avant leur mariage.
Le film s’ouvre sur une scène très forte et très émouvante qui est le mariage de Laurence et Hélène, on sent tellement l’amour entre ces deux femmes qu’on en oublie le handicap. Etait-ce une volonté de votre part d’aborder ce film par cette scène ? Ce mariage a d’ailleurs changé beaucoup de choses et apporté beaucoup de sécurité au couple, pouvez-vous nous en dire plus ? Le mariage pour tous, prend, dans cette rencontre, tout son sens et toute la force qu’il a donné au couple que forment Laurence et Hélène. Cela a été une protection importante pour l’une et pour l’autre pour des raisons différentes. Je ne souhaite pas dévoiler ici tous les rebondissements de leur histoire racontée par le film, à découvrir. Disons que le film parle d’un chemin vers une autonomie assez exceptionnelle pour deux personnes comme elles, aux parcours semés d’embûches et qui, ensemble, ont rassemblé plus de force pour se préserver de certaines maltraitances.
Les silences structurent le rythme du film, ils montrent la vie, l’humour, la tendresse et la complicité qui est si forte entre Laurence et Hélène. Aviez-vous une trame précise du film avant de rencontrer le couple ou bien est-ce la rencontre avec Laurence et Hélène qui l’a mise en place ? J’avais une idée précise de la fin du film, tout le travail s’est fait au montage après de longs échanges avec la monteuse Flora Cariven. Son travail important et remarquable a été de trouver la narration finale, avec une sensibilité commune sur le rythme du film. Nous avions envie de donner à voir les gestes atypiques de Laurence et d’Hélène. J’avais envie de retranscrire cette première sensation que j’ai ressentie en les voyant danser ensemble. De donner à entendre la langue aphasique de Laurence, son humour, sa poésie comme le titre donné au film qu’elle m’a envoyé un jour dans un mail. Dans Orages il y a rages !! Comme rage de vivre. Il s’agissait aussi pour Flora et moi de faire du cinéma, qui est avant tout des images – en mouvement : les ellipses, les silences font partie intégrante de l’éloquence de certaines séquences qui parlent en elles-mêmes. Je pense par exemple à la porte de son immeuble, que Laurence tente, en vain, de franchir seule.
Elles font preuve d’une force de caractère impressionnante, une vraie leçon de vie et de courage. Comment l’avez-vous ressentie lorsque vous étiez en face d’elles ? Ce sont les « marges » qui font bouger les normes et pas l’inverse. Hélène et Laurence, avec leur singularité, sont plus libres que beaucoup de gens, elles cassent tous les codes, s’affirment et revendiquent leur identité, ont des activités qu’elles pratiquent avec enthousiasme et passion. Vous parlez de courage, pour moi, elles déconstruisent la conformité à laquelle nous sommes assigné.e.s : elles sont les héroïnes improbables de notre temps, et nous suggèrent de nouveaux archétypes possibles.
Artiste accomplie, partie en Ardèche chez la femme qu’elle aime malgré le refus de son père, Laurence, au sourire évocateur, dit une phrase qui résume beaucoup de choses « Je veux en profiter, de la vie ». Qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant le tournage ? Qu’elles soient elles-mêmes : spontanées et généreuses. Elles m’ont donné beaucoup de latitude pour les filmer, au gré des événements de leur vie et ont accepté immédiatement ma présence en toute confiance. Cela a été très précieux pour moi : un beau cadeau de la vie qui a confirmé mon intuition d’aller vers elles. Voir aussi l’évolution incroyable de Laurence vers une autonomie plus grande qui apparaît de manière significative dans le film.
Avez-vous aujourd’hui des nouvelles de Laurence et Hélène ? Comment ont-elles vécu d’être filmées pour ce documentaire et vous ont-elles expliqué les raisons qui les ont motivées à accepter d’être au centre de ce documentaire ? Laurence et Hélène sont entrées dans ma vie et sont devenues des amies. Nous sommes en lien régulier. Nous avons voyagé ensemble en France et au Québec, au gré des sélections du film en festivals et colloques. Il y avait de leur part un grand désir de visibilité : souvent pendant le tournage j’ai vu comment Laurence pouvait être « transparente » ou sembler « simple d’esprit » aux yeux de certains valides. Compliqué d’aller lui parler car difficile à comprendre parfois. Et puis comment il nous est arrivé de finir par manger dans un fast food faute de trouver un restaurant accessible ! La réception du film et son impact en projection, avec notamment l’obtention de trois prix, a été important pour elles. Elles sont venues animées de riches débats après des projections, à la rencontre du public parfois très ému. Cela a permis aussi à Laurence, avec son nom d’artiste peintre, Cocopirate, d’exposer son foisonnant travail peuplé de femmes et de révoltes, dans divers lieux.
Parce que c’est un combat de tous les jours de faire exister durablement un magazine 100 % lesbien et que seul votre soutien financier est décisif pour la pérennité de votre magazine 100 % indépendant, nous vous invitons dès aujourd’hui à vous abonner, à acheter le magazine à l’unité, à commander votre exemplaire papier du premier hors-série ou encore à vous faire plaisir dans la boutique de Jeanne !